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Quels agriculteurs sommes-nous?

En observant le monde agricole autour de moi, les uns et les autres fermiers, j’ai pu constater que nous sommes à la fois tous semblables et tous différents, selon notre nature et notre vécu, selon notre âge et les particularités de notre région. Sur le mode humoristique, je me suis amusé à définir et classer différents types d’agriculteurs. Au cours de notre carrière, nous passons de l’un à l’autre, et souvent cumulons plusieurs modèles…

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J’ai repris en premier le fermier Grandgalop, le préféré des banques et des marchands. Grandgalop voit tout en grand, et vise toujours la performance. Pourquoi ne traire que cinquante vaches quand on peut en élever cent, deux cents, trois cents, en construisant des étables modernes et en s’équipant ? Pourquoi ne cultiver que cent hectares quand il suffit d’acheter du matériel pour en exploiter trois cents ? Grandgalop se défend d’être « industriel », d’avoir les yeux plus grands que le ventre et se revendique toujours comme « familial », cela va de soi ! Il bondit comme un mort-de-faim sur toutes les terres disponibles de sa région et alentours, et ne songe qu’à grandir, grandir, grandir… Il a de très grosses rentrées d’argent, et d’aussi grosses sorties ; il minimise ses pertes en bétail, ses frais de fonctionnement et la taille de ses ardoises auprès des fournisseurs. Grandgalop et ses variants alter ego -Costo, Superpro, Dynamo et Vitauboulot- glorifient le dieu Jamais-Assez et lui sacrifient tout ; ils sont encouragés et bénis par les banquiers, car ils brassent beaucoup d’argent sans trop compter, jusqu’au jour où… À un moment ou l’autre de notre carrière, nous avons tous été Grandgalop, durant six mois ou un an, dix ou vingt ans…, lorsque nous étions jeunes et courrions comme des chiens fous après toutes les baballes que nous lançaient les conseillers agricoles.

Certains fermiers restent Grandgalop toute leur vie, et sont cités en modèles de « réussite ». Bon nombre d’agriculteurs deviennent cependant Petitrot, tôt ou (trop) tard. Petitrot est moins gourmand, à l’image de ses copains Vazymollo et Malaudos. Prolo dans l’âme, il ménage sa monture et réfléchit à deux fois avant d’investir, quitte à user son matériel jusqu’au dernier boulon, car il a connu des mésaventures financières qui lui laissent des souvenirs cuisants. Petitrot a appris que la vie est un marathon ; rien ne sert de démarrer sur les chapeaux de roue, au risque de se casser la figure au premier nid-de-poule et de voler dans le décor. Petitrot n’est pas Barjo et sait pertinemment que les conseilleurs ne sont pas les payeurs, que tout ce qui brille n’est pas or, et qu’un petit « chez-soi » vaut beaucoup mieux qu’un grand « chez-les-autres ».

Je voudrais aussi vous parler du fermier Solo, qui préfère toujours se débrouiller tout seul, question d’honneur, mais également de tempérament. Solo n’aime pas trop entrer dans des groupements, des associations, des coopératives, et se méfie instinctivement des autres. Hélas, nous sommes tous un peu Solo dans notre tête, solitaires et individualistes ! Nous préférons garder notre destin en main et compter sur nos propres forces. Notre atavisme paysan pèse lourd dans la balance, ces brins d’ADN tricotés par nos ancêtres quand ils étaient dominés et opprimés par les seigneurs féodaux. Toute forme directe de domination ou d’immixtion nous indispose, même le regard de notre voisin, mais nous tombons facilement dans les pièges tendus par l’administration, les commerçants et la finance, qui ont pigé le truc pour nous embobiner ! Il leur suffit de nous enfermer dans un fatras de règlements, de jouer sur notre manque de solidarité, de vision commune, et de nous coincer un par un comme une meute de loups qui séparent leur victime du reste du troupeau pour exercer leur prédation.

Grandgalop, Petitrot et Solo ne sont que des caricatures, dans lesquels nous nous retrouverons tous sans peine, peu ou prou. Une infinité d’autres types coexistent dans notre paysage humain agricole. Le fermier Règlo, par exemple, ne laisse jamais une facture en souffrance, et se fait un point d’honneur à payer ce qu’il doit, pour ne pas « être sur la langue » de qui que ce soit. Il surveille ses comptes en banque, compare les prix, se méfie des trop bonnes « affaires » et gère sa ferme en « bon père de famille ».

Le fermier Mécano est amoureux de ses tracteurs, de ses machines ; il est équipé comme un garagiste et les bichonne, les bricolent, soude, passe la soufflette et nettoie ; il répare aussitôt la moindre panne. Ses machines rutilent comme au premier jour, et selon une agricultrice dépitée, « il caresserait ses engins plus vite que moi ! » . À la Foire de Libramont, il est au Paradis et se laisse facilement tenter par un nouvel outil, un tracteur « plus gros pour tirer la huit-socs achetée l’an dernier ». Le fermier Smarto, ou Deupoinzéro, est une version plus jeune de Mécano. L’électronique et les applications numériques le passionnent : drones, robots de traite, smart farming, agriculture de précision…

Le fermier Véto aime jouer au vétérinaire, soigner lui-même ses animaux, effectuer les césariennes. Il pique à tour de seringue, vermifuge, déparasite, vaccine, administre des antibiotiques avec générosité, et n’appelle le vété que lorsque sa vache est prête à rendre l’âme. Le fermier Bâtisso, quant à lui, adore construire sans cesse de nouveaux bâtiments « pour avoir plus facile » , « pour s’agrandir », « pour arranger la ferme ». Tout est bétonné chez lui, et respire l’ordre, la propreté ; des tas de sable et de gravier, des palettes de parpaings attendent ici et là un nouveau hangar à ériger, une allée à cimenter.

Le fermier Écolo est d’une autre nature. Il plante des haies vives, installe un verger, creuse des mares, pose des perchoirs à rapaces, suspend un nichoir à chouette effraie dans son étable. Il adore ses animaux, leur donne à chacun un nom, est ému aux larmes lorsqu’il vend une vieille vache, quand un agneau qu’il a biberonné pendant trois mois meurt subitement. Les machines ne l’intéressent guère, mais il aime son vieux tracteur de 40 ans, qui démarre toujours comme un neuf et lui rappelle son papa. Il fonctionne à l’émotion, et se contente de choses simples ; il épand très peu d’engrais chimique, pulvérise un minimum de produits phyto. Il fauche lentement et surveille les herbes hautes, pour ne pas tuer des bébés chevreuils, des lapins ou des renardeaux. Il descend du tracteur pour sauver un crapaud qui a bondi benoîtement devant la faucheuse.

J’allais oublier le fermier Intello. Il lit beaucoup, est féru d’informatique et s’intéresse à tout ce qui touche à son agriculture. Il remplit ses déclarations PAC et se joue des réglementations. Intello est très discret, pour ne pas dire invisible. Existe-t-il vraiment ? Ernesto, par contre, est bien visible ! Plus Guevara que le Che, il est rebelle dans l’âme, critique tout ce qui bouge et voudrait se poser en défenseur de l’agriculture. Vous le verrez toujours, lors des réunions d’information, prendre la parole pour dénoncer l’une ou l’autre aberration du système. Plus syndicaliste que les syndicats, il indispose nos instances dirigeantes par sa franchise, et l’art qu’il a de poser le doigt là où cela ne va pas.

Grandgalop, Petitrot, Smarto, Écolo ou Ernesto : quel fermier êtes-vous ? Probablement un peu tous ceux-là et les autres à la fois… Mon préféré est bien sûr Sympatico, qui ne se plaint jamais et prend le temps de me passer un coup de fil, de descendre de son tracteur pour discuter au bord du champ, raconter des blagues, rire de nos déconvenues, et parler des mille et un petits bonheurs qui jalonnent notre vie d’agriculteur !

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