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Conte de Noël: la crèche d’Héloïse

« Désolé de te décevoir, Héloïse, mais non, Willy n’est pas une peluche. Il va paniquer et bêler comme un fou dans votre crèche vivante, et le lendemain, il sera malade ! Pas question de le prendre pour votre veillée. Toi et tes copains de la FJA avez là une bien drôle d’idée pour animer Noël ! Des vrais animaux de la ferme : une vache et son veau, un âne, un cheval, un agneau, un chien, un chat, et même un alpaga me dis-tu. Et puis un vrai bébé, avec une vraie maman. Le tout dans une vraie étable ! Je me demande d’ailleurs ou vous en trouverez une, d’étable ? »

Temps de lecture : 34 min

Je savais que Papy Loulet refuserait… dans un premier temps ! Il faut que le concept fasse son chemin dans sa bonne brave tête. Ce qu’il ignore, c’est que je compte bien utiliser sa grande stabulation des vaches laitières, vide depuis qu’il a pris sa retraite, dont il se sert pour ranger du bois de chauffage et ses vieux tracteurs. J’ai tout calculé ! Nous aurons un bel espace de vingt-cinq mètres sur quinze. Je l’ai montré à Antoine, mon ami rencontré à la FJA fin juillet, à la Foire de Libramont, mon chevalier servant qui me suit partout, dans tout ce que je propose.

Je dis bien « ami », pas « petit ami », car il est du genre distant, pas du tout tactile comme moi. Il est drôle et sympa, et surtout tellement gentil avec moi ! Il est toujours à l’écoute, mais un peu lent pour comprendre mes facéties. Ainsi, quand il m’a demandé mon âge, je lui ai dit « quatre ans le 29 février prochain ! » ; il a cru que je me fichais de lui, sans comprendre que j’allais avoir seize ans en 2024. Mon anniversaire ne tombe le jour juste qu’une année sur quatre ! Lui en a dix-neuf et achève ses études secondaires en agronomie. Il est fou d’agriculture, ce garçon, et en parle avec un enthousiasme communicatif, ce qui le rend particulièrement attachant…

Je lui ai expliqué l’étymologie du mot « enthousiaste », apprise au cours de grec : « possédé par un dieu ». Antoine est possédé par l’agriculture. Moi aussi, j’aimerais être folle amoureuse d’une activité bien précise, comme lui, au lieu d’être curieuse de tout et satisfaite de rien, en perpétuelle recherche, forcée de bouger sans cesse pour ne pas tomber, comme si un point d’appui manquait dans ma vie pour m’équilibrer. « C’est dû à l’adolescence », me rassure Mamy. Alors, je suis ado depuis toute petite, et le resterai toute ma vie, j’en ai peur ! Je tiens un journal intime pour écrire tout ce qui me passe par la tête. Hier, j’ai dressé « la liste de mes envies », après avoir lu le roman de Grégoire Delacourt, et la liste de mes occupations favorites, avec en tête : lire des bouquins, écrire, aller courir et soigner les animaux de Papy. Nourrir Willy, surtout !

Sauver Willy !

Willy, c’est mon petit agneau, que je biberonne depuis deux semaines. Sa mère a failli le tuer de ses coups de tête, parce qu’elle n’en voulait pas, et trouvait déjà bien suffisant d’allaiter son frère et sa sœur. Alors, Mamy Malou a déclaré « Il faut sauver Willy ! », en référence à je ne sais quel vieux film. Papy Loulet a trouvé l’idée fort bonne, sans croire au sauvetage une seconde ; il m’a confié l’agneau : un petit sac d’os aux grands yeux très doux, qui pesait à peine un kilo ! Je lui donne quatre biberons de 150 ml par jour : le premier à 7 heures et le dernier à 22 heures. Mamy s’occupe de lui quand je suis à l’école. Il a déjà pris 800 grammes en quinze jours, et bêle comme un fou quand il entend ma voix !

Ah oui, j’ai oublié de vous dire : Willy est noir comme du charbon, par je ne sais quel sortilège génétique, maléfique pour lui, puisque sa mère Blanche-Neige l’a aussitôt rejeté. Mais je suis là et il ne perd pas au change, car jamais je ne le laisserai tomber ! J’ai emprunté à Maman un biberon et deux tétines usagées. En août, elle a accouché de jumeaux. Son compagnon était fou de joie, complètement gaga ! Ils ont bien de la chance, mes petits frères Léo et Noé, d’avoir un papa et une maman bien à eux. Moi, je n’ai jamais eu de papa, car « Maman était trop jeune pour se marier quand je suis née, et voulait entamer des études de vétérinaire », version officielle et expurgée du vide paternel, selon Mamy et Papy. Ils ne connaissent pas l’identité de mon père, affirment-ils, pas très convaincants. « Je ne voulais pas d’homme dans ma vie. », version tranchante de Maman, pour couper court à toute discussion.

Quelle blagueuse ! Pas d’homme ? La voilà maintenant coincée avec ses trois « mecs », comme elle dit ! Pour ma part, je suis née quand elle n’avait que dix-sept ans. Mamy Malou et Papy Loulet se sont occupés de moi, pour pallier la désinvolture de leur écervelée de fille, trop contents par ailleurs de « reprendre du service » et de pouponner ! Leur narratif ne dévie jamais d’un iota, chaque fois que je leur pose des questions sur ma naissance ; je leur ai demandé des précisions à de nombreuses reprises, surtout depuis l’arrivée de mes petits frères. Maman s’énerve très vite quand je la mets en demeure de me dire qui est mon père. C’est LA question qui fâche ! « Tu as été pourrie gâtée par tout le monde. Tu n’es jamais contente ! ». Elle me claque la porte au nez et me laisse seule avec mes interrogations. Or donc, ai-je été conçue du Saint-Esprit, ou par l’Archange Gabriel, comme le petit Jésus ? Me prend-on pour une idiote ?

Fille de coucou

En première secondaire, lors d’un cours d’histoire, j’ai eu l’air maligne quand j’ai présenté mon arbre généalogique tronqué d’une moitié ! Quelques élèves me surnomment depuis lors « fille de coucou », comme on dit en Ardenne des enfants naturels. Charmant, ne trouvez-vous pas ? « Coucou tout roux ! », m’appelle-t-on ! Mais j’y songe, mon père, quand il a constaté avec effarement que j’étais rousse et frisée, peut-être a-t-il voulu aussi me tuer, comme la brebis blanche avec son agneau noir ? Sans doute a-t-il pris ses jambes à son cou, quand il a vu son laideron de fille aux yeux de chat siamois, au visage grêlé de taches de son ? Je poserai la question à Mamy Marie-Louise, Malou pour les intimes, la seule à qui j’ose en parler.

Un jour, je découvrirai la vérité, soyez-en sûrs ! En attendant, je fouine, j’enquête, je m’instruis. C’est devenu chez moi une obsession qui me mange de l’intérieur… Hier, je me suis confiée à Antoine, mais il a détourné le regard et bafouillé je ne sais quoi, du style. « Ça n’a pas d’importance. Ce n’est pas toujours gai d’avoir un père autoritaire qui vous crie dessus du matin au soir. ». Moi, j’aimerais bien ; je me contenterais d’un tel papa. J’aurais deux autres grands-parents, des cousins et cousines, des oncles et tantes. Rien de tout cela ! Alors je cherche.

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Je dois lui ressembler, forcément, puisque je suis très différente de Maman, de la fille qu’elle était à mon âge d’après ses photos, petite brunette au sourire ravageur. Elle avait beaucoup de succès auprès de la gent masculine… «  Trop jolie. Elle n’a eu que des ennuis avec ça, au final. » , ai-je entendu parler Papy et Mamy, voici dix jours. Dans les vieilles maisons, les murs ont des oreilles, et on surprend malgré soi des conversations sous les planchers disjoints des chambres à coucher. Ils parlaient de moi et de Maman. Papy a ajouté : « Et puis, elle a attendu trop tard pour nous le dire ! ». J’ai bien compris leurs sous-entendus : je fus son plus gros « ennui ». Nullement invitée, j’ai l’impression d’être entrée dans leur vie par effraction ! Qu’ils se rassurent en ce qui me concerne : je ne risque pas de tels « ennuis », avec ma dégaine de garçon manqué, cheveux ultracourts, élancée comme une belette au pelage fauve. Mon appareil orthodontique me donne un sourire de cyborg et complète le tableau, pas vraiment sexy… Seul Antoine s’intéresse à moi, et encore, à sa façon bizarre et réservée, comme si je constituais une énigme à ses yeux.

Maman a attendu « trop tard » pour dire quoi ? Je ne comprends pas…

Courir avec Lionne

Assez parlé de moi ! Inutile de m’apitoyer sur ma drôle de personne : une autre priorité requiert toute mon énergie. J’ai proposé une crèche vivante au FJA, je dois maintenant assumer ! Pour me vider la tête, je pars courir chaque jour, entre 19 et 20 heures, avec une petite lampe frontale en hiver. J’active l’application Strava sur ma montre connectée, condition imposée par Maman pour «  suivre ma trace » dit-elle. Lionne m’accompagne, une bâtarde comme moi, effrayant croisement entre une femelle berger allemand et un Dobermann. Elle est très hargneuse quand on m’approche, et cela rassure Mamy Malou, fort inquiète de me voir partir seule dans l’obscurité. Après un ou deux kilomètres de course, je me sens bien et laisse vagabonder mon esprit à son aise.

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Je récapitule tout ce dont j’ai -nous aurons- besoin. Je dois contacter l’Abbé Philippe, qui ne fera pas de difficulté pour venir célébrer une messe, j’en suis certaine ! Il amènera son autel portatif, que nous placerons sur un ballot de paille carré, ou plutôt sur une boule de foin posée sur son côté plat. « Qu’en penses-tu, Lionne ? ». Ses yeux sont rouges dans le faisceau de ma lampe frontale ; ses dents brillent dans le noir et lui donnent un air peu commode, comme le redoutable et fantomatique « chien des Baskerville », de la célèbre enquête de Sherlock Holmes. Il aboie joyeusement en guise d’acquiescement, et me donne une idée. Pourquoi ne pas proposer aux gens d’amener leurs animaux de compagnie ? Ma crèche vivante s’appellera « l’Arche de Noël ». Un seul animal par famille : chien, chat, lapin, hamster, NAC ? Je vois d’ici la tête de Papy, consterné par la venue de toutes sortes de bestioles dans son étable, son sanctuaire qu’il visite chaque jour en soupirant, pour cultiver ses souvenirs d’agriculteur, se rappeler son paradis perdu…

Tiens, justement, je vois les lumières allumées dans son antre. J’ai déjà fini mon circuit de dix kilomètres ! C’est le moment ou jamais de lui expliquer mon projet. Déjà, Lionne prend les devants et se glisse par la porte coulissante du couloir d’alimentation. Papy Loulet me tourne le dos ; il fouille dans la caisse à outils du Fiat 544, en jurant entre ses dents, sans m’accueillir, sans caresser le chien. Son langage corporel est éloquent : je le dérange… Courage ma fille, me dis-je ! Il m’interpelle : « Rentre vite à la maison, tu vas prendre froid ! A-t-on idée d’aller courir bêtement, au lieu de s’atteler à des choses utiles : aider Malou pour le souper, ou faire tes devoirs. Pas étonnant que tu sois maigre comme un clou. Tu ne ressembles à rien. De mon temps, on ne perdait pas son temps à toutes âneries comme toi… et blablabla, blablabla. »

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Une Crèche Vivante à la ferme

Je prends sur moi. Le voilà qui continue à m’engueuler en dialecte wallon, signe qu’il est vraiment énervé. Il a sûrement perdu une clef à molette, un tournevis ou je ne sais quoi. Sa vue a fort baissé depuis un an, et cela le rend fou. Il est fort distrait, et égare souvent des outils. « Tu cherches quoi, Papy ? Je peux t’aider, si tu veux ? ». « Ma petite pince grip multiprise. La rouge. L’abreuvoir des moutons fuit. », répond-il en grommelant. Mes yeux de chat ont tôt fait de repérer l’objet de sa quête éperdue, glissé sous un abreuvoir. Le plastique de la pince est tout mâchouillé : c’est signé Lionne ! « Tu veux un coup de main pour réparer ? ». D’autorité, je prends d’autres outils, le ruban de Téflon, et me dirige avec lui vers la bergerie. Un quart d’heure plus tard, tout est rentré dans l’ordre, et Papy Loulet a retrouvé sa bonne humeur. Willy réclame avec insistance son biberon du soir et me tète les mollets. C’est le moment ou jamais…

« Dis, Papy, je voulais te demander. Pour ma crèche vivante, serait-il possible de… » . Loulet me coupe la parole : « Tu veux l’installer dans la grande étable ? Je savais que tu me le demanderais, tôt ou tard. Tu crois que je n’ai pas remarqué ton manège ? Et c’est qui, ce garçon avec qui tu es venue mercredi, pour visiter les lieux ? ».

J’insiste, sans répondre à sa dernière question : « Tu serais d’accord ? Ce serait parfait. Il suffira de bouger le vieux David Brown 1210 et la bétaillère, et on pourrait même les laisser, tout compte fait, pour donner une vraie touche agricole à la crèche ».

Papy dodeline la tête, et finit par dire : « Et Malou, que va-t-elle en penser, de voir arriver tous ces gens chez nous ? Et puis surtout, elle veut absolument savoir qui est ce jeune homme qui t’accompagnait, et semble bien être très copain avec toi. Comprends-tu, ta mère… »

La punkette

aux cheveux fous

Yesss ! J’ai compris ! Vexée par ses insinuations, je réponds brutalement en élevant la voix : « Vous avez peur qu’il m’arrive la même blague que Maman, c’est ça ? Subir la honte une seconde fois. Telle mère, telle fille ? Rassure-toi, pas de danger ! Je ne suis pas complètement idiote, ni fainéante comme vous le pensez. On a des cours d’ÉVRAS à l’école. Et puis je suis trop moche pour provoquer les garçons, maigre comme un clou, comme tu dis. Antoine est un ami, rien de plus, rencontré à la FJA. C’est toi qui as voulu que je m’y inscrive en juin dernier, rappelle-toi ! »

Le visage de Papy s’est décomposé, et je m’en veux un peu d’avoir crié sur lui. Il bredouille à son tour : « Mais non, tu n’es pas moche. Tu as les plus beaux yeux du monde, voyons ! Je disais ça comme ça, pardon ! Bon, on fera ta crèche vivante ici, si cela peut te faire plaisir. À condition de me laisser superviser vos aménagements. Mais tout de même, Héloïse, tu connais Malou. Elle veut absolument savoir. Dis-nous au moins qui est cet Antoine ? »

« Il est fort gentil avec moi. Il s’appelle Antoine Pélot, de la Ferme des Allys à Sériwez, de l’autre côté de la Sûre. Par la route, c’est à vingt kilomètres. Si on coupe par le Bois des Moines derrière chez nous, c’est à cinq kilomètres, mais il faut passer par le ravin et grimper la butte des Rochettes. J’y suis allée en repérage avec Lionne en octobre. C’est une grande exploitation isolée, avec des vaches charolaises et des blondes d’Aquitaine. »

Papy Loulet écarquille les yeux, puis un éclair semble traverser soudain son regard. Une violente quinte de toux le saisit sans raison, et il s’assied sur un ballot de foin pour reprendre sa respiration. « Pélot des Allys, tu dis ? Un ami, rien de plus ? Malou a un sixième sens. Tu nous le présenteras. Je viendrai vous aider. Tu m’as bien eu, ma fèye, avec ta crèche vivante ! ».

Je n’en peux plus de joie ! Pour une fois, on m’a écoutée ! Rentrée dans ma chambre pour changer de vêtements, j’envoie la bonne nouvelle sur le groupe WhatsApp FJA et sur la page Facebook, avec une photo de l’étable sur laquelle Lionne sourit de toutes ses dents. Seul Antoine me répond avec un pouce levé, et ce commentaire : « Tu fais peur avec ton dobermane. Je vai convincre les autres pour ta creche vivante. Bises ». Zut ! Il a mis « bises » avec « s », en plus de ses habituelles fautes d’orthographe ! Qu’est-ce qu’il lui prend ? Cela me met sur un petit nuage ! Cependant, je suis déçue de l’absence de réaction des autres. Tant pis, j’ai pris l’habitude d’être déçue, de toute façon, depuis le temps que cela dure ! Le smartphone tinte à nouveau : « OK, c’est arrangé, on vient avec Romain et Jules samedi, et Emma peut-être ».

Maintenant, je ne suis plus vraiment certaine d’avoir eu une bonne idée. Les autres de la FJA me surnomment « la punkette », à cause de mes cheveux rouges rasés sur les tempes, et mon look androgyne. Ils ne m’aiment pas, c’est sûr. Les garçons de la FJA jugent les filles à la qualité de leur croupe, avec de gros rires entre eux et des commentaires graveleux ; ils ont l’amitié rugueuse, et les mains baladeuses quand ils ont bu des bières… Pour couronner le tout, ils me considèrent comme une « intello », pêché mortel aux yeux des jeunes agriculteurs. Fille moche et intello, ça craint, chez la plupart de ces gars-là ! Tout ça me fait mal et me terrorise : les mots de Papy tantôt, les tiraillements que j’éprouve dans mes ressentis. J’ai envie soudain de tout arrêter, et commence à taper un texto.

Une voix impérieuse m’arrête : « Héloïse, descends tout de suite, je t’ai préparé le biberon pour Willy, et puis on soupera. Tu n’as rien mangé depuis midi ! ». Quand Malou appelle, on obéit ! Pas le choix, faut y aller… Elle va encore essayer de me gaver de steak ou de côtelette. «  Un vrai squelette ! Les gens vont croire qu’on ne te nourrit pas ! » . J’efface mon message et dévale les escaliers à toute vapeur. Je cours avec le bibi vers la bergerie, où m’attend Willy en frétillant son petit bout de queue.

Un grand chantier

Samedi se lève dans un brouillard tristounet, à l’image de mon humeur. Papy m’accompagne soigner les moutons, sans risquer aucun commentaire. Hier déjà, il s’est mis en devoir de balayer la grande étable, de ranger ce qui traîne, de préparer des ficelles. Romain et Jules arrivent vers neuf heures, en voiture. Ce sont des « vieux » de 24 et 22 ans, qui travaillent au Grand-Duché avant de reprendre la ferme ; enfin, c’est ce qu’ils disent… À mon avis, ils ne reprendront rien du tout, tant c’est compliqué d’être agriculteur en 2023 ! Juste derrière eux, se pointent Antoine et sa cousine Emma, sur le scooter de cette derrière. Étonnant ! D’habitude, les deux jeunes hommes me regardent comme si j’étais transparente ! Emma est une belle fille athlétique, qui fait le forcing pour m’enrôler dans son équipe de foot, car j’ai « une grande facilité de course et un bon dribble de gauchère », selon elle. Même pas en rêve ! Mamy Malou a mis son veto, décrété que « les filles ne jouent pas au football, c’est contre nature ».

La voilà justement qui déboule parmi nous ! Elle est sortie à toute vitesse pour les accueillir. Mes grands-parents leur serrent la main cérémonieusement, tandis que je fais les présentations. Sans avoir l’air d’y toucher, Malou mène son enquête. Elle minaude, glousse comme une gamine, cherche à savoir d’où ils viennent, qui sont leurs parents. « Bonjour Emma ! Tu es la petite-fille de la Juliette au Nestor ? Il y a un air de famille. Tu lui remettras bien mon bonjour. ». « Tu travailles où, Romain ? À Clervaux ? Ça paye bien chez les Luxos, mieux qu’à la ferme crois-moi ! En plus, tu as une voiture de société, je vois, et une carte essence ? Jules aussi ? ». Elle passe mes amis au scanner, repère le legging d’une Emma trop callipyge à son goût, et lui propose innocemment : « Je vais te prêter une salopette, pour ne pas salir tes vêtements ». Elle aborde Antoine avec un air patelin, l’oeil scrutateur : « Ah, c’est toi, le copain d’Héloïse ? Le fils au Sylvain Pélot des Allys ? ». Je voudrais rentrer sous terre, mais les quatre jeunes gens sont sous le charme et rient avec Mamy. Je m’étonne : comment diable connaît-elle le père d’Antoine ?

Nous nous mettons très vite à l’ouvrage avec Papy, et Lionne qui me colle aux bottes. Les garçons s’étonnent de voir « la punkette » démarrer le vieux Fiat pour bouger des ballots de paille, puis manier la tronçonneuse de Papy et sa visseuse pour monter le paravent de la crèche. Je deviens un peu intéressante à leurs yeux. Nous tendons des ficelles d’un mur à l’autre, et je fais le petit singe, dressée sur les épaules d’Antoine pour accrocher les fixations aux charpentes métalliques. C’est le moment que choisit Maman pour venir aux nouvelles. Pleine d’entrain, elle pousse le landau « Baby-duo », le visage figé sur un sourire de politicienne. Quelle comédienne ! De saisissement, je glisse de mon perchoir et tombe dans les bras de mon ami, sous les aboiements menaçants de Lionne. Tout le monde rit, sauf Maman. Je me relève vivement et prends fermement la main d’Antoine ; je presse ma hanche contre la sienne et le coince contre le mur. « Hello Maman ! Je te présente mes amis de la FJA : Emma, Jules, Romain, et voici Antoine ! ».

La confrontation

Elle a porté la main à son cou, signe chez elle d’un grand tumulte intérieur, et roule des yeux fous. Seul Antoine a remarqué son trouble ; il s’écarte très vite de moi comme si je brûlais, et s’avance poliment pour lui serrer la main. Quel cinéma ! Je suis sidérée par sa réaction, son langage non verbal de chien battu, comme s’il s’excusait « Pardon, ce n’est pas ce que vous croyez, Madame ». Pour ne pas perdre la face, je me précipite vers les bébés, et prends Léo dans mes bras. Moi seule et Maman savent dire qui est qui. Je les adore ! Le nourrisson gigote et babille de plaisir contre moi. Prise d’une inspiration soudaine, j’entame tout haut un dialogue avec lui : « Regarde, Léo, ce que ta fêlée de grande sœur a encore inventé : une Crèche Vivante ! J’ai une idée. Dis-moi, cela te dirait de tenir le rôle du petit Jésus à la Veillée de Noël. Ou préfères-tu laisser ta place à Noé ? Je serai Marie, et Antoine sera Joseph. Tu préférerais que ta maman soit la Vierge et ton papa soit Joseph ? On va lui demander ».

Cette fois, j’ai fait fort en insistant sur « Vierge » ! Les yeux noisette de Maman ont pris des couleurs d’orage ; elle feint de n’avoir rien entendu et s’intéresse à nos aménagements. La délicieuse Emma, empêtrée dans la salopette trop large prêtée d’autorité par Malou, lui explique le concept et la complimente pour la beauté des jumeaux. Puis mine de rien, elle lui glisse en douce : « Nous cherchons une gauchère pour notre équipe de foot. Héloïse serait parfaite ! Pourriez-vous… ». Maman l’interrompt : «  Oh oui, ce serait bien pour elle, pour la sociabiliser ! Elle a une fâcheuse tendance à s’isoler. Un sport d’équipe pour garçons manqués : juste ce qu’il lui faudrait ! ». Emma grimace à la mention « garçons manqués », mais elle prend sur elle et me fait un clin d’œil. Je replace Léo dans son nid douillet, et raccompagne Maman vers la sortie. Une fois sa voix hors de portée des autres, elle me toise longuement et demande : « À quoi joues-tu, jeune fille ? Il faut que nous ayons une conversation sérieuse, toi et moi. Tout le monde a voulu te protéger jusqu’à présent, mais tu n’es plus une enfant, maintenant. ». Je réponds du tac au tac : «  Me protéger de quoi ? Toi et Malou, et même Papy, avez peur que je tombe enceinte comme toi à seize ans. Pas de danger avec Antoine, en tout cas ! Il ne m’aime pas. Il a seulement pitié de la pauvre cloche que je suis. Quand me diras-tu qui est mon père ? ». J’éclate en sanglots, et elle se sauve, comme d’habitude.

Au trente-sixième dessous

Les jours suivants, nous nous évitons soigneusement, puis progressivement, nos relations se « normalisent », comme on dit en politique internationale, par l’entremise de Noé et Léo que j’aime plus que tout au monde ! Je ne peux rester un jour sans venir les câliner ! Les jumeaux, Willy, Lionne… Je peux tout leur dire et leur confier tous mes secrets : jamais ils ne me trahiront ! Chaque soir, je pars courir avec ma grande chienne, au grand désespoir de Malou, et m’inflige quinze bons kilomètres à fond de train. Je suis épuisée à toute heure du jour, et passe de longues nuits blanches à ressasser des pensées sombres, à me replonger dans mes bouquins préférés. Je m’identifie à Turtle, l’adolescente déjantée du roman « My absolute darling » de Gabriel Tallent, ou Kya, la fille des marais dans « Là où chantent les écrevisses » de Delia Owens. Je voudrais comme elles trouver mon Jacob ou mon Tate, pour me rendre un peu d’espoir…

Mamy Malou s’enquiert sans cesse de ma santé, comme si j’étais gravement malade. Elle me propose souvent à manger, me fourre dans la bouche des cuillerées de miel, glisse des fruits secs et des barres de müesli dans mes poches quand je pars courir, m’oblige le matin à boire du lait chaud et des flocons d’avoine. « Je vais devenir grasse comme un canard, à force d’être gavée de céréales ! » , lui dis-je ! Elle me trouve très pâle, un « teint souffreteux » dit-elle ; je lui rétorque et la provoque : « Ne t’inquiète pas pour moi, Mamy ! Les vilaines rousses comme moi ont la peau blanche naturellement. Si j’avais eu un papa d’origine italienne comme Noé et Léo, je serais belle et basanée comme eux ! Mais du mien, je ne sais rien ». Mamy soupire et n’insiste pas…

Maman est devenue plus douce et conciliante avec moi, comme si j’étais devenue une petite chose fragile qu’il faut ménager. Nous parlons de choses et d’autres, de mes lectures -qu’elle trouve déprimantes –, de mes résultats scolaires -dont elle est très fière dit-elle –, et du foot avec Emma -qu’elle autorise quant à elle et encourage-. Nous parlons surtout de la crèche vivante ! Maman a pris au pied de la lettre mes divagations de l’autre jour. Elle veut bien me « prêter » Léo, propose de me maquiller et m’habiller en Marie, mère de Jésus. J’écris sur WhatsApp FJA aussitôt. La nouvelle se répand sur le réseau social comme le feu sur un tapis d’herbes folles, et soulève l’hilarité parmi les gars du groupe, plus machos les uns les autres et méprisants pour les filles. « La punkette sera déguisée en Vierge Marie, on aura tout vu ! », message appuyé de commentaires et d’émoticônes délirants. Ils se croient très intelligents et spirituels, et viendront tous pour voir la prodigieuse transformation…

La métamorphose

En maquillage, Maman est une experte ! Le soir du 24 décembre, je peine à me reconnaître dans le miroir qu’elle me tend. Front haut, pommettes saillantes et joues creuses, nez étroit, bouche mince et petit menton à fossette : mon visage émacié semble rayonner, mangé par deux yeux immenses, d’un bleu irisé magnétique. Mes vilains cernes mauves ont disparu sous une couche de fond de teint. De petites étoiles argentées dissimulent mes taches de rousseur et illuminent l’ensemble. Un foulard rose couvre mes cheveux roux et achève de me donner un air de sainte en transverbération. L’illusion sera parfaite, complétée par un peignoir blanc customisé en longue robe, enfilée au-dessus d’un training de sport. Mais trop, c’est trop ! Je me sens mal dans ma peau…

Il est déjà l’heure d’y aller, et je me demande sur quelle galère je me suis encore embarquée ! En sortant de la maison, j’entends Lionne pleurer dans sa prison, enfermée près des moutons pour ne pas faire fuir les invités. Je l’appelle doucement pour la rassurer, mais ses couinements reprennent de plus belle. Maman et son compagnon m’entourent, pour bien montrer à tous, sans doute, à quel point nous formons une famille « aimante » et soudée… Ils ont pris chacun un jumeau dans les bras. Noé et Léo sont emmitouflés comme de petits Lapons, bien qu’une température assez douce règne en cette veille de Noël. Mais où sont les neiges d’antan, comme qui dirait ?

Ahurie de voir autant de voitures garées aux alentours de la ferme, je me demande si l’étable de Papy pourra accueillir tout ce beau monde ! Le concept « Arche de Noël » a bien fonctionné, relayé par Maman sur ses réseaux sociaux auprès des clients de son cabinet. Les camarades de la FJA ont bien travaillé avec Papy Loulet ! Ils ont construit des gradins avec des ballots de paille ; à l’aide de claies de contention, ils ont installé des petites cages le long des murs, et toute une ménagerie est présente pour assister à la veillée ! Un âne du Poitoux et une vache normande non loin du berceau ; deux brebis et cinq agneaux, dont Willy ; un minuscule poney shetland ; deux alpagas ; une chèvre chamoisée ; toute une famille de lapins ; trois poules naines et un coq anglais ; un aquarium avec un poisson rouge posé sur une table ; et d’autres encore, invisibles à mes yeux sidérés. Nous avons prévu une lampe chauffante, accrochée par Papy au-dessus du berceau, pour que Jésus-Léo ne prenne pas froid.

Un moment d’épiphanie

Je ralentis le pas, et Maman me pousse en avant. « Ne traîne pas, Héloïse. Ils n’attendent plus que nous ! ». Antoine-Saint-Joseph est posté à l’entrée, engoncé dans un grand manteau brun, accompagné d’une fillette élancée d’environ dix-onze ans, habillée d’un gros pull de Noël un peu kitch, et coiffée d’un lourd bonnet aux couleurs pastel rose et bleu, qui lui tombe sur les yeux. Antoine tient une cage pour chat à la main, l’œil rieur comme d’habitude, tellement sympathique que je ne saurais lui en vouloir. « Voilà Héloïse ! Je te présente ma petite sœur Lola. Elle a emmené Fred, son furet ». La jolie Emma quitte le gradin et se précipite vers nous ; elle me prend par les mains et s’exclame en me regardant : «  Ma grande punkette, tu es d’une beauté renversante ! Tu vas faire chavirer bien des cœurs ! ». Pourquoi se moque-t-elle encore de moi ? Elle est accompagnée des autres filles de son équipe de foot, de leurs petits copains aux visages hilares. Tous me dévisagent et me font de grands signes joyeux. Je les vois parler entre eux en me regardant, et j’imagine les mots sur leurs lèvres  : « La punkette ceci, la fille de coucou cela ». J’ai l’impression que tout le monde rit de mon accoutrement, et je baisse la tête, le cœur au bord des lèvres.

Je me tourne vers Maman, pour quêter son soutien. Elle échange quelques mots avec une petite dame au visage avenant, tout en rondeurs, qui lui bloque le passage et me regarde de manière très insistante. Elle semble éberluée. Suis-je si horrible en Vierge Marie ? C’est la mère d’Antoine, j’en suis certaine, tant la ressemblance est évidente ! Son père nous tourne le dos, un grand échalas aux jambes interminables, aux épaules raides. La gamine au lourd bonnet s’avance vers nous, sa petite cage à la main. Toute fière, elle veut montrer son furet à ma Maman vétérinaire.

Lola marche avec légèreté, les pointes de ses pieds légèrement tournées vers l’intérieur… et mon cœur s’arrête de battre : c’est moi, en plus petite ! Je tombe à genoux devant elle et la dévisage : des taches de rousseur parsèment son visage pointu ; ses grands yeux effrayés, bleu baltique, papillonnent dans tous les sens. D’un seul geste, j’arrache son bonnet et mon foulard, et pose ma tête contre la sienne. Nos cheveux sont d’un même roux flamboyant ! J’ai tout compris. Je vis mon moment d’épiphanie en ce soir de Noël…

Je la serre contre moi et l’embrasse sur le front, puis me relève et me plante résolument devant le père d’Antoine, l’oblige à me regarder. Les traits de son visage sont taillés à la serpe ; ses yeux de glace expriment dureté et stupéfaction. Je devine sous sa casquette un crâne pratiquement chauve. Une boule de fureur enfle soudain en moi, m’empêche de respirer, fait jaillir mes larmes à torrent, brouille ma vue et mes pensées. Le corps cassé en deux par la douleur, j’enlève ma robe en tremblant, la tends à Emma et lui murmure à l’oreille : « Je suis indisposée. La rivière pourpre. Je dois aller me changer. Tu me remplaces dans le rôle de Marie, et je rejoins ton équipe de foot. Donnant, donnant ». Maman a tout entendu ; elle s’exclame derrière moi en serrant les dents, au bord de l’hystérie : « Tu aurais pu prendre tes précautions ! Cette gamine me rendra folle ! » . Je pivote sur moi-même et me glisse comme une anguille à toute vitesse entre les gens, ahuris de voir passer un clown triste aux cheveux rouges hérissés, au maquillage délavé. Débarrassée de mon accoutrement ridicule, j’ai retrouvé toute ma mobilité et m’enfuis vers la porte de la laiterie, masquée par un rideau en toile de jute. À mon passage, Willy bondit hors de sa cage et trottine dans mes jambes. Au dehors, je me plie en deux et vomis misérablement.

« … me rendra folle ! », a-t-elle dit…

Le salut est dans la fuite

J’ai menti à Emma, bien entendu. Je souffre le martyre, mais pour une autre raison que mes règles… Personne ne m’a suivi, si ce n’est mon Willy. J’entends les premières notes d’un cantique de Noël. Emma a bien repris mon rôle de Marie, j’en suis persuadée, trop contente de me recruter pour son football. Ils n’ont plus besoin de moi à la veillée ; « The show must go on », comme chantait Freddy Mercury ! J’emmène Willy à la bergerie pour l’enfermer dans sa loge et libère Lionne, trop heureuse de me retrouver. Elle bondit autour de moi, persuadée de partir en balade pour une longue course, et file directement vers la route. Sans réfléchir, je m’élance à sa suite, habillée seulement de mon mince training noir, chaussée de ces souliers plats trop étroits qui me blessent les orteils. Courir, m’évader, faire le vide dans ma tête…

Je sprinte à toute vitesse derrière Lionne, sur le trajet habituel de ces derniers jours : le grand tour de quinze kilomètres qui passe par Remichamp. Peu à peu, mes jambes trouvent automatiquement le bon rythme, ma respiration se raffermit et le calme descend en moi, miséricordieux. Je ne sens plus mes pieds, ni aucune douleur, et mes pensées s’éclaircissent. Toutes les pièces du puzzle se sont mises en place ; la pièce a fini par tomber, pauvre idiote que je suis ! Le papa d’Antoine et de Lola n’est autre que mon père biologique. Je comprends mieux l’intérêt du garçon pour moi, quand il a rencontré le sosie de sa petite sœur à la Foire de Libramont, sur le stand de la FJA ! Il en aura parlé chez lui, et son père a fini par avouer sa liaison avec ma mère, -ou plutôt un viol ? –, ou quelque chose dans le genre. Antoine m’aime… comme sa sœur. J’avais tout faux avec lui. Mais pourquoi diable n’a-t-il rien dit ?

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Je comprends également l’ahurissement et la peur panique éprouvés par Maman, Papy et Mamy, quand ils ont cru que je sortais avec Antoine, mon demi-frère. Ils ont eu un sacré choc ! Encore une fois, pourquoi ne pas éclaircir la situation ? Ils m’ont laissée souffrir, me poser mille questions sans rien m’expliquer. Ce n’était pas tellement compliqué ! Et cette phrase énigmatique de Papy : « Elle a attendu trop tard pour nous le dire ». Suis-je stupide, demeurée mentale malgré mon QI de 145 ! J’ai pigé, maintenant. Sa grossesse était trop avancée pour une IVG quand elle les a alertés, voilà tout ! Ils auraient éliminé sans remords le « fruit du péché », mais il a fallu que cette satanée rouquine débarque dans leur vie !

Je cours à longues foulées nerveuses, de plus en plus rapides, tandis que la consternation et le désespoir montent en moi comme un poison violent. J’approche du viaduc qui enjambe la E25 sur la route vers Remichamp. Tout devient clair dans mon esprit : la voilà, la solution ! Le pont surplombe l’autoroute d’une hauteur de trente-cinq mètres, paraît-il ; cela devrait suffire… Je m’arrête au-dessus des bandes de circulation. Tout en bas, le ballet des voitures est incessant. Les pinceaux lumineux des phares vont et viennent dans chaque sens ; l’autoroute semble gronder comme un animal rageur quand les véhicules s’engagent sous le viaduc. Je monte sur la rambarde puis m’accroche à la grille du garde-fou, haute de deux mètres. Je grimpe rapidement et passe mes deux jambes du côté du vide, à hauteur de la berme centrale pour ne pas tomber sur une voiture et provoquer un accident. Un soulier glisse de mon pied droit, tombe et disparaît de ma vue. Une fine pluie, mêlée de neige, dessine des arabesques dans le halo des lampadaires qui s’alignent sous mes yeux sur l’infinie ligne droite. Derrière moi, Lionne veut me suivre et aboie comme une folle. Elle saute contre les barreaux et s’acharne désespérément pour me rejoindre. Je fixe le trafic sous mes pieds, hésite un instant à la vue d’une lumière jaune sur ma gauche, et donne un coup de rein pour sauter…

 

Une lumière dans la nuit

Une forte rafale coupe soudain mon élan, et me repousse en arrière comme une main géante. Je lâche prise et retombe lourdement sur la rambarde puis m’écrase sur le béton du viaduc. Je me relève aussitôt et tente une nouvelle escalade, mais ma main gauche ne répond plus : j’ai sûrement le poignet cassé ! Impossible de monter à nouveau ; je suis sans force. La mort ne veut pas de moi, elle non plus ! Ma détermination faiblit et je m’effondre sur le sol. J’ai perdu aussi ma deuxième chaussure, et fouille vainement l’obscurité pour la retrouver. Lionne me lèche le visage et gémit de plaisir. Elle fourre sa truffe sous mes jambes, comme pour me dire : « Lève-toi, on s’en va. Ne reste pas ici ! » . Au loin, j’aperçois à nouveau la toute petite lumière dorée ; elle m’appelle, m’interpelle. En clopinant, pieds nus, je continue ma route sans plus réfléchir.

Au croisement vers Remichamp, au milieu des prairies, se dresse une chapelle bizarrement hexagonale, au haut toit pointu comme un chapeau de sorcière. Elle est dédiée à Sainte Gertrude de Nivelles, invoquée contre les invasions de rats et de souris. Sa statue la représente habillée en moniale, un grand bâton à la main sur lequel grimpe une souris. Une petite Crèche de Noêl en bois et carton bitumé a été installée sur le parvis du petit édifice, toute simple, naïve, avec seulement Marie, Joseph et le petit Jésus. Quatre grosses bougies de neuvaine les éclairent et nimbent la scène d’une aura surnaturelle. Elle n’était pas là hier soir, lors de mon dernier passage ! Je m’assois lourdement sur les marches de pierre, à côté de la crèche, et m’entoure les jambes de mes bras. Mon poignet brisé me lance des douleurs atroces jusqu’à l’épaule.

Je me sens pourtant curieusement apaisée, comme si tout ce qui m’arrive n’a pas vraiment d’importance, comme si personne ne m’a jamais réellement voulu du mal. Je vois le doux sourire de Mamy Malou ; j’entends les recommandations bienveillantes de Papy Loulet ; je songe aux animaux, à Willy, à Lionne, à Léo et Noé, à ma nouvelle petite sœur Lola, à mon grand frère Antoine tellement gentil. Je découvre que je les aime tous au fond de moi, même Maman, que je n’ai jamais comprise, mais qui m’aime aussi, à sa manière culpabilisée et torturée. Les personnages de la Crèche semblent s’animer et me sourire, eux-aussi. La paix s’insinue en moi, tout doucement, et chasse mes pensées morbides, une par une. Lionne aussi m’a quittée, et je suis seule au milieu de nulle part, auprès de cette modeste chapelle que je croyais hantée quand j’étais petite, embellie en cette soirée magique par une Crèche de Noël…

La neige tombe maintenant à gros flocons, et me recouvre d’un manteau blanc. Je ne ressens ni la peur, ni le froid, juste un délicieux engourdissement qui m’emmène au Paradis. Le temps s’étire, perd toute consistance. Deux phares trouent soudain l’obscurité et m’éblouissent. Lionne déboule à mes côtés en jappant. Les portières claquent et l’instant d’après, Mamy et Papy me prennent dans leurs bras pour me réchauffer, m’insuffler l’envie de vivre.

Ils balbutient des mots de manière saccadée en m’emmenant vers la voiture, comme si les phrases peinaient à franchir leurs lèvres. Mamy pleurniche et ne me lâche pas. Nous nous sommes intallées derrière, tandis que Papy roule vers la ferme. Ils racontent à tour de rôle :

« Mon Héloïse ! Tu nous as fait une de ces peurs, quand on a vu une seule de tes chaussures sur le viaduc ! »

« Tu as toujours été trop intelligente pour ton bien, trop adulte pour ton âge ».

« Après la messe, on t’a cherchée partout à la ferme. Lionne est venue nous chercher ».

« Puisque tu veux tout savoir, on va t’expliquer le mystère de ta naissance… »

« Ta maman était mineure quand elle s’est retrouvée enceinte. Sylvain Pélot aurait fait de la prison. On n’a pas voulu causer le malheur de son gamin et de sa femme, qui est aussi la fille d’une sœur au beau-frére de Papy. Enfin, la famille, tu comprends ? La mentalité paysanne, solidaire et impitoyable. Personne ne nous aurait crus ; tout le monde nous en aurait voulus. La haine amène la haine ; ç’aurait été sans fin. On a fait profil bas, comme si de rien n’était. Le mal était fait, de toute façon. »

« Enfin, on veut dire, le bien était fait, la merveille ; tu étais en route ! »

« On s’en veut terriblement, car c’est toi qui as payé le prix du silence et de la paix pour tous. Tu as été pour nous le plus beau des cadeaux. Tout le monde t’aime très fort : ta maman, tes deux petits frères, Antoine et Emma, Lola aussi, tous tes amis. Tu es une magnifique personne aux yeux de tous : aie confiance en toi ! »

Le son incertain de leurs voix semble venir d’un univers surréaliste, ouaté et lointain. Mon corps est secoué de frissons, révolté au dernier degré ; avant de m’évanouir, je rassemble mes dernières forces et dis d’une voix pâteuse : « Vous êtes encore fâchés sur moi, je le vois bien. Ce sera sans fin, comme tu dis. C’est absolument horrible, ce que vous racontez. Maudite mentalité paysanne, phallocrate, patriarcale ! Sauvez les apparences et sacrifier les femmes, c’est trop facile. Vous avez protégé un violeur, un pédophile, un salaud ; vous avez abandonné Maman, puni la victime. Vous avez laissé mourir mon amour-propre, mon estime de moi. Je suis si fatiguée, démolie par tout ça ! »

« Mais la Crèche de Noël m’a apaisée. Tout cet Amour m’a offert une lumière dans ma nuit ! On reprendra ensemble tout à zéro, quand on sera rentrés à la maison. Je vais renaître. Tu m’aideras à prendre un bain, Mamy, comme quand j’étais petite ? Tu me feras un lait chaud, avec du chocolat fondu, et une cuillerée de miel ? J’ai si froid ! Je voudrais tant ne rien avoir appris, redevenir un bébé comme Léo et Noé. Et puis surtout, je me suis cassé le bras en tombant, Papy. Pardon ! Tu pourras donner son biberon à Willy ? Tu pourras donner son biberon à Willy ?

« Je vous en prie, ne dites rien aux autres. Cachez-moi, rentrons par-derrière pour qu’on ne me voie pas… »

Marc Assin

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Enseignement Gembloux Agro-Bio Tech-université de Liège est spécialisée en ingénierie biologique et en sciences du vivant depuis plus de 160 ans. La faculté, installée au cœur du parc arboré de l’Abbaye de Gembloux, développe des outils de recherche et d’enseignement dédiés à la préservation de l’environnement, la gestion des paysages, l’agroécologie, l’alimentation de demain…
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