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Ils n’iront plus au bois

En chaque vieil Ardennais sommeille un bûcheron, un homme des bois ! Je suis né un pied dans ma prairie, l’autre dans la forêt, et celle-ci exerce toujours sur moi un puissant attrait. Pas étonnant dès lors d’avoir choisi d’habiter un lieu très arboré, une ferme incrustée en bordure d’un massif forestier, aux multiples kilomètres de lisières…

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Mon petit paradis est magique, mais demande pas mal de boulot, exécuté avec entrain lors de mes journées de « vacances » tout au long de l’année. Les plus grandes nuisances de ce voisinage forestier ne viennent pas des arbres aux frondaisons envahissantes, victimes quelquefois des tempêtes et qu’il faut dégager. Le gibier non plus n’amène aucun souci ; il est très discret et cohabite amicalement : renards, chevreuils, lièvres ou lapins, etc. Même les sangliers semblent avoir passé un pacte de non-agression, si ce n’est quelques trous çà et là, et de temps à autre une visite de courtoisie près des étables, voire sur le seuil de notre porte d’entrée ! Les êtres humains posent davantage de problèmes : promeneurs, chasseurs et exploitants forestiers. Ceux-ci surtout sont très peu respectueux de la propriété privée, et se comportent en pays conquis dès qu’on leur accorde une autorisation de passage. Faut-il être crédule et stupide à hurler, de croire en leurs promesses ! Je mériterais des baffes, d’être aussi naïf… Entrez dans la danse, voyez comme on danse !

Notre commune est boisée de manière diffuse ; elle n’est certes pas la plus forestière de la province du Luxembourg, rien de comparable aux entités de Martelange, Herbeumont ou Fauvillers. Les arbres quadrillent les plateaux de Haute-Sûre où s’alignent et s’entrecroisent des haies vives, des bandes rivulaires. Ici et là surgissent des bocages, des petites et grandes parcelles agricoles où des sapins de Noël « oubliés » ont grandi impunément jusqu’au ciel. Le massif le plus conséquent est accolé à la Grande Forêt de Saint-Hubert. Les fanges, les hauteurs et les terrains pentus ont été enrésinés au 19e siècle, quand la « Loi des Bruyères » encourageait les Ardennais à valoriser leurs vastes terres de communauté : les incultes, les landes et les sarts éloignés des villages. Les arbres sont partout ! Il suffit de franchir quelques centaines de mètres pour accéder à des morceaux de forêt, pour s’y promener ou façonner son bois de chauffage, des piquets et des perches pour les clôtures. Feuillus et résineux se partagent moitié-moitié la surface boisée : des futaies, des taillis, des alignements en veux-tu en voilà !

Le secteur forestier représente dès lors une activité bien présente dans notre petit coin d’Ardenne ; il cohabite avec l’agriculture, souvent pour le meilleur, parfois pour le pire… Ces trente dernières années, les métiers de la forêt ont évolué de manière ahurissante, à l’image de notre profession. Ne dites plus « fermier », « cultivateur » ou « paysan », mais bien « exploitant agricole » ; ne dites plus « bûcheron », « débardeur » ou « scieur », mais bien « exploitant forestier » ! Ça ne rigole plus ! Fini de travailler comme au temps de Papa et Grand-Papa, d’abattre et élaguer à la tronçonneuse, de peler l’écorce à la rasette, de débusquer les troncs avec des chevaux !

Les engins forestiers sont aujourd’hui monstrueux, et conçus de telle façon que les opérateurs restent bien au chaud en hiver (ou au frais en été) dans leur cabine. Ils jouent du joystick, pianotent sur des écrans tactiles et réalisent sans effort le travail d’une armée de bûcherons. Un grand bras articulé attrape au pied des épicéas d’un mètre cube et les cueille avec la facilité d’un fleuriste dans son champ de roses. Les troncs sont élagués et découpés en billots à vitesse grand V. Tant de puissance en mouvement impressionne !! C’est à la fois beau et effrayant ! Ensuite, la débardeuse articulée entre en action, conduite elle-aussi par un seul chauffeur, installé bien au sec dans sa cabine vitrée.

Ces machines sont gigantesques, comme les plus gros tracteurs agricoles, les moissonneuses ou les arracheuses de betteraves ; elles roulent sur des pneus renforcés aux dimensions XXL. Elles se déplacent pour de gros chantiers planifiés des mois à l’avance. C’est ici qu’intervient le « gestionnaire forestier », chargé de coordonner les travaux, de demander les autorisations, d’amadouer les riverains de la coupe à exploiter pour obtenir des autorisations de passage. Il leur faut convaincre l’un ou l’autre couillon de fermier dans mon style, sur la prairie duquel les machines devront passer obligatoirement, car la parcelle à exploiter est enclavée…

Lors de la demande, les exploitants forestiers sont tout sucre et tout miel, et vous promettent de venir par temps sec, d’écourter au maximum la distance de passage, de se ménager des ouvertures minimales dans les clôtures, de réparer soigneusement celles-ci dès la fin des travaux… Paroles, paroles, et encore des paroles ! Dans la pratique, ces monstres sur roues aplatissent les clôtures sans rien démonter ; ils roulent sur les fils barbelés, sur les piquets sans aucun dommage pour leurs pneus increvables ; ils se ménagent de multiples points de sortie, ce qui équivaut à tout casser sur des centaines de mètres ; ils empruntent des trajets qui leur conviennent, avec de larges tournants. Les sols sont tassés en profondeur au passage de ces mastodontes de ferraille chargés de grumes.

L’affaire est réglée en une journée ou deux, puis les rapaces s’envolent et laissent tout en plan… Au téléphone, le gestionnaire contacté promet une réfection rapide, puis… ne répond plus, car il a repéré votre numéro d’appel. Il joue la montre, fait la sourde oreille, et laisse la situation pourrir des mois durant : le fermier doit réparer lui-même ses clôtures un jour ou l’autre, bien obligé ! Ah ! Ces cultos ! Ils se font avoir à chaque coup ; ils sont tellement prévisibles et faciles à berner !

« Donnez à un vaurien, il vous fait dans la main ! ». Il eut fallu exiger une caution importante. J’ai juré, mais un peu tard, qu’on ne m’y prendrait plus… La prochaine fois qu’ils viendront, si je vis encore, ils n’iront plus au bois, le passage sera coupé ; ils entendront une tout autre chanson : Entrez dans la danse, voyez comme on danse ! Sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez… mais pas moi en tout cas !

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