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La cession privilégiée en gelée…

Qui veut bien se prêter à l’exercice de la comparaison entre l’ancienne version de la loi sur le bail à ferme et sa nouvelle version wallonne, en vigueur depuis le 1er janvier 2020, fera le constat que, ci-et-là, apparaissent parfois de nouvelles dispositions légales, autrement appelées de nouveaux articles, souvent affublés d’un « bis » ou d’un « ter » : 2bis, 2ter, 57bis…

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Indépendamment de toute considération liée à l’intérêt de ces nouvelles dispositions, cette façon de « structurer » la loi suffit à elle seule à démontrer que « l’on ne s’est pas cassé la tête » au parlement wallon puisque, à l’occasion de la réforme, sans envisager de donner à la loi un squelette nouveau, comme en Flandre par exemple à lire le tout récent décret de cette fin d’année 2023, notre législateur régional, lui, a globalement repris l’ancien texte de loi et l’a tantôt corrigé, tantôt amendé, tantôt adjoint de quelques « phrases » sous une enveloppe « bis » ou « ter »… Plus facile évidemment. Plus pertinent ? C’est une autre question. Quoi qu’il en soit, ces «  bis » et «  ter » méritent évidemment une attention particulière, et le premier d’entre eux qui sera examiné à travers les prochaines parutions est l’article 36bis.

Le voilà rédigé comme suit :

« Lorsque le bailleur notifie au preneur son souhait d’aliéner un droit réel sur le ou les biens sur lesquels un contrat de bail à ferme est en cours, toute cession privilégiée intervenant dans les neuf mois suivant cette notification est inopposable au bailleur et au tiers acquéreur.

Lorsque l’aliénation n’est pas réalisée dans cette période de neuf mois, le bailleur peut faire usage à nouveau du régime prévu à l’alinéa 1er, uniquement après l’expiration d’un délai de trois ans, sauf accord des parties, prenant cours à l’expiration de la période conservatoire de neuf mois prévue à l’alinéa 1er  ».

 

Ça veut dire quoi tout ça ?

Rien de bien compliqué, en fait. Comme dit ci-avant, cet article est un produit neuf en rayon : il n’est pas la modification d’un article préexistant mais bien une insertion, dans la loi, d’une disposition légale toute fraîche suite au décret du 2 mai 2019 modifiant la loi sur le bail à ferme. On sait que, comme dans les films américains, des groupements d’intérêt, représentant les intérêts des uns et des autres, « interviennent » (en toute légalité, bien sûr) auprès des parlementaires à l’occasion de la préparation d’une loi nouvelle. Selon que vous êtes « team propriétaire » ou « team locataire » (comme diraient les jeunes : il faut bien se mettre à la page en termes d’expressions de notre belle langue française), vous estimez soit que la loi sur le bail à ferme protège trop les cultivateurs ou pas assez. C’est une question d’opinion, forcément orienté par la position représentée au contrat de bail. Les nouveautés de la loi sur le bail à ferme, après examination entre les lignes, peuvent parfois révéler ce qu’ont pu être les demandes des uns et des autres. Et il n’est un secret pour personne que le mécanisme de la cession privilégiée a fait l’objet de discussions, mécanisme pour les uns à bannir et pour les autres à choyer comme les joyaux de la Couronne…

Un compromis à la belge

Face à deux opinions a priori difficilement compatibles, nos bons et loyaux politiciens ont jugé sage d’essayer de contenter tout le monde et, en Belgique, quand on veut contenter tout le monde, on s’oriente vers le bon vieux compromis à la belge, institution au moins aussi courante chez nous que le « moules-frites » ou la « gaufre au sucre »…

Et donc, quel plat la nouvelle loi sur bail à ferme nous a-t-elle servi ? Ce plat, c’est la cession privilégiée en gelée ! Ingrédients : un bail à ferme, un bailleur en quête de vente du bien affermé, un preneur qui avance en âge susceptible de remettre à un parent légalement éligible et un envoi recommandé…

Allons donc, la recette est la suivante. Imaginez un bailleur d’une parcelle louée à un preneur en vertu d’un vieux bail, par exemple d’une première période de 9 ans ayant pris cours en 1990. Saupoudrez-le d’un preneur qui atteint dangereusement l’âge de la retraite et dont le fils termine, tout aussi dangereusement, des études à l’école d’agronomie. Ajoutez à cela la crainte du bailleur (désireux de vendre au meilleur prix) de recevoir une notification de cession privilégiée du preneur avec la conséquence de la création d’une première et nouvelle période d’occupation de 9 ans au profit du repreneur et, par voie de conséquence, la diminution de la valeur de la parcelle à vendre. Faut-il imaginer que tant le bailleur que le preneur goûteront avec la même saveur la recette ? Sans doute pas.

Solution législative : le bailleur adresse au preneur, par envoi conforme aux articles 57 et 2ter de la loi (ex. recommandé), une lettre lui indiquant qu’il envisage de vendre et que, en conséquence, toute cession privilégiée éventuelle endéans un délai de 9 mois suivant l’envoi sera « inopposable » tant au bailleur qu’au tiers-acquéreur éventuel si le preneur n’exerce pas son droit de préemption. Le preneur goûtera de façon plus ou moins agréable la recette puisqu’il ne perd pas définitivement le droit à la cession privilégiée, sous réserve de l’inopposabilité prévue à l’article 36bis durant un laps de temps réduit à 9 mois, et, du point de vue du bailleur, le goût pourra être agréable puisqu’il évitera de vendre un bien dont le bail aura tout juste été renouvelé, pour autant que la vente intervienne endéans ledit délai de 9 mois. Cession privilégiée en gelée parce que l’article 36bis permet de « geler » les effets privilégiés d’une cession de bail pendant 9 mois… Miam miam, ou pas ! Quoi qu’il en soit, tout comme il est parfois bon de faire préparer un plat complexe par un cuisinier, il est préférable de préparer un envoi 36bis par un juriste…

Henry Van Malleghem,

avocat au Barreau de Tournai

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