Un commissaire de Lux
La classe politique vit une année fort active en Belgique : c’est le moins que l’on puisse dire ! Nous avons eu droit à trois élections en juin -fédérale, régionale, européenne- en attendant deux autres en octobre -communale et provinciale-. Tout ce beau monde est affairé depuis le printemps à séduire les électeurs, puis à mettre sur pied des gouvernements, dans le chef des gagnants. La Belgique est très complexe à gérer ; les diverses sagas nationales et régionales occupent la quasi-totalité de l’espace médiatique. Les cénacles de l’Union Européenne intéressent moins les journalistes, dirait-on…

Or, ce niveau de pouvoir concerne particulièrement les agriculteurs, menés par le bout du nez depuis plus de soixante ans par la Politique Agricole Commune. C’est pourquoi la désignation du Commissaire à l’Agriculture déclenche un pincement au cœur au début de chaque législature. Cette fois, ô surprise, un Grand-Ducal hérite de ce portefeuille stratégique importantissime pour nous : un Commissaire de Lux ! Le chrétien-démocrate Christophe Hansen se voit confier l’Agriculture et l’Alimentation au sein de la prochaine Commission Européenne. Ce monsieur est un vieux briscard de la politique, un top-eurocrate. Le GDL a placé ce qu’il avait de mieux à l’Europe, tandis que la Belgique envoie au feu Madame Lahbib, une dame certes pétrie de talents journalistiques, mais novice en politique. Une histoire bien belge, une de plus…
Pour nous habitants de la province de Luxembourg, le Grand-Duché est un peu le pays frère, à tout le moins cousin, car nous ne formions qu’une seule « nation » durant tout l’Ancien Régime. Le Comté de Luxembourg a été unifié par la Comtesse Ermesinde vers 1240 ; il a été érigé en Duché en 1350 et s’étendait au-delà des territoires des deux Luxembourg actuels. Le Duché de Luxembourg faisait partie du Saint Empire Germanique ; or donc, notre ennemi juré fut la France durant des siècles, laquelle nous a envahis et annexés en 1793. Puis Napoléon a perdu ; nous sommes tombés sous la coupe du Roi des Pays-Bas, et le Luxembourg a été partagé en deux parties. Dans l’une, les gens parlaient des dialectes plutôt germanophones ; elle devint le « Grand-Duché de Luxembourg ». Dans l’autre, les parlers locaux se rapprochaient davantage du français ; elle devint la « Province de Luxembourg » du Royaume des Pays-Bas. En 1830, la Belgique est née, et le Grand-Duché nous a été enlevé définitivement en 1867. De Houffalize à Messancy, en passant par Bastogne et Arlon, la plupart des familles natives de la région ont des ancêtres grands-ducaux, et vice-versa. Les patronymes à consonance germanique sont nombreux chez nous en Haute-Sûre, et prouvent à l’évidence notre cousinage luxembourgeois.
Le Grand-Duché est resté longtemps le petit frère souffreteux de la Belgique, puis s’est développé économiquement de manière exponentielle après la seconde guerre mondiale. Il est riche maintenant, fabuleusement riche ! Il emploie des dizaines de milliers de frontaliers belges : dans ses usines, ses institutions bancaires, ses hôpitaux, ses sociétés de transports, etc, etc. Les salaires luxembourgeois sont supérieurs aux belges de 50 à 100 % ! Quand on demande à un jeune quel est son métier, il répond fièrement « Je travaille au Grand-Duché ! », sans préciser dans quel domaine. Une aura d’attractivité de grand luxe illumine ce petit pays, fort respecté aujourd’hui en Europe.
Les salariés de chez nous adulent le Luxembourg. À l’inverse, du côté des agriculteurs, c’est plutôt l’amour vache entre Luxos et Belgos. Les fermiers luxembourgeois ont pris la vilaine habitude de venir rafler les plus belles parcelles à vendre chez nous. Ils disposent de moyens financiers inimaginables, et n’hésitent pas à proposer des prix d’achat démentiels pour des pauvres terres ardennaises dont le seul tort est de se situer trop près de leur frontière. Les fermiers du Bon Pays doivent se farcir Colruyt et d’autres investisseurs ; nous avons les Luxos…
Fils et frère d’agriculteurs luxembourgeois, Christophe Hansen aura en charge nos destinées durant les cinq prochaines années. Je me demande s’il faut tellement se réjouir de voir un de nos lointains parents accéder à ce poste ultra-important pour nous. « Si le Parlement européen donne son accord, je travaillerai main dans la main avec nos agriculteurs pour créer un secteur agricole prospère et durable et garantir une alimentation sûre et saine à nos citoyens. », a-t-il déclaré dès l’annonce de sa candidature. Qu’entend-il par « un secteur agricole prospère et durable » ? Les fermes-usines luxembourgeoises sont gigantesques – certaines comptent plus de mille vaches laitières et près de mille hectares !- ; elles embrassent à pleine bouche le modèle agricole industriel, où la rentabilité financière devance toute autre considération. Comble de l’ironie, ces sociétés emploient des salariés belges, souvent des fils de fermiers ardennais ou gaumais !
Monsieur Hansen va-t-il promouvoir cette agriculture-là, qui envahit brutalement la pauvre Ardenne à coups de millions d’euros ? Va-t-il défendre les valeurs paysannes de l’agriculture familiale à taille humaine ? Assurer la transition écologique de l’agriculture européenne ?
Au Grand-Duché, ça ne rigole pas, admettent les travailleurs frontaliers. Il faut bosser, donner le meilleur de soi-même, accepter des contrats à durée déterminée qui vous mettent la pression. Les beaux salaires sont à ce prix. La rentabilité à court terme, une fiscalité attractive et des investissements à n’en plus finir font partie des ingrédients incontournables du miracle économique luxembourgeois. Ces préceptes seront-ils appliqués par notre futur Commissaire à l’Agriculture ? Va-t-il projeter ses fantasmes luxembourgeois dans ses futures réflexions, de manière inconsciente ou pas ?
Cher Monsieur Hansen, bonne chance à vous ! N’oubliez pas vos racines paysannes de la grande Ardenne. N’accablez pas trop vos voisins et lointains cousins du Luxembourg belge, ni aucun agriculteur européen !