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«Tu viendras cette fois, au moins, j’espère?»

Décliner une invitation n’est jamais drôle… On se sent quelque part un peu honteux, coupable de ne pas répondre à un geste d’amour ou d’amitié. On craint de vexer, voire de blesser la personne ou le groupe qui sollicite votre présence. De se les mettre à dos, d’engendrer des malentendus qui risqueront peut-être de dégénérer en conflit, à tout le moins en une fêlure qui ira s’élargissant au fil des refus répétés.

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Et pourtant, la vie d’un agriculteur est jalonnée de ce genre d’« évitation » obligée, de ces déplorables excuses motivées par un métier très chronophage et tyrannique.

« Vous le faites exprès ; c’est toujours pareil, avec vous ! C’est soit une vache qui vêle, soit une bête qui a des coliques, ou du foin à bouler, ou une céréale à moissonner, etc., etc. Dites-le franchement : ça vous fait (…) de vous joindre à nous ou de recevoir des gens ! Sur quelle planète vivez-vous, dans quelle galaxie ? ».

À quelques mots près, ce genre de réflexion fait siffler nos oreilles à chaque fois, lors de nos désistements pour des réunions familiales ou des invitations : pour des vernissages, des anniversaires, des rencontres diverses. La déception y est palpable, ainsi que l’exaspération des personnes qui souhaitent nous rencontrer. On finit par être rayé de la liste de leurs « amis », et même des membres de la famille, puisqu’on décline plus souvent qu’à notre tour des invitations.

J’ai souvent eu l’impression que le destin jouit d’un malin plaisir à nous mettre des bâtons dans les jambes, qu’il fait vêler précisément deux ou trois vaches le jour de la remise de diplôme de votre filleule, ou du mariage de votre neveu. « Déjà qu’ils ne se marient plus… Quand un des jeunes fait l’effort, toi, tu ne viens pas ! ». C’est du vécu, et ce peu de disponibilité fait intimement partie de notre métier !

Ce phénomène ne fait qu’empirer, avec le détricotement du tissu paysan dans notre ruralité. Autrefois, trois villageois sur quatre étaient agriculteurs ; les frères et sœurs, nièces, neveux…, étaient fermiers et partageaient les mêmes occupations, les mêmes obligations. On comprenait parfaitement que l’un ou l’autre soit absent lors du Nouvel An, ou lors de l’enterrement d’un vieil oncle, ou du baptême du petit dernier. Les mariages étaient programmés en dehors des saisons d’intense activité, par exemple en mai, fin juillet ou début octobre, mais jamais en plein mois de mars ou fin juin, en période de vêlages ou au moment de la fenaison.

On comprenait les absences ; on les excusait ; on pardonnait. On parlait tous le même langage. On se soutenait les uns les autres ; on allait remplacer son frère ou sa sœur, son père ou son fils, son voisin ou son cousin. En 2025, et déjà depuis une trentaine d’années, ce n’est plus du tout le cas. Nous sommes devenus des sortes de parias, livrés à nous-mêmes au sein de nos villages et de nos familles. Un agriculteur qui décline trop souvent des invitations est qualifié de « reclus », de « sauvage », « d’impoli » de « radin ».

On ne viendrait pas par peur de donner un cadeau ou par crainte de devoir payer le service de remplacement. On préférerait nos vaches ou nos brebis aux gens parfois, ce n’est pas faux, oups !- ; on le ferait exprès parce que seule notre activité compterait à nos yeux, bien plus que nos amis et connaissances, même davantage que les autres membres de notre famille.

« Et puis, il arrive toujours en retard ! Il retourne le premier, ne boit jamais d’alcool parce qu’il n’a pas fini sa journée de travail. Pas moyen avec lui ! Il ne sait pas s’amuser. Moi, je ne l’invite plus, ou alors quand je ne peux pas faire autrement. »

Voilà ce qui se dit dans les conversations des joyeux convives qui ne comprennent pas qu’on puisse sacrifier sa vie sociale à son métier ! « Pas étonnant qu’il y ait tant de célibataires en agriculture ! Qui voudrait d’une telle vie, avec si peu de distractions, sans rencontrer personne ? « L’amour est dans le pré » a encore de beaux jours devant lui ! ». Les fermiers se croient indispensables et ne veulent pas déléguer. Ils songent trop à leurs sous, entend-on dire, et à leurs bêtes. « Pourtant, leurs vaches et leurs tracteurs ne viendront pas à leur enterrement ! ». Ce n’est pas faux…

Pas de vacances, peu de sorties, encore moins de rencontres en dehors du vase clos de l’agriculture… Et toutes ces invitations déclinées, parce que ceci, parce que cela… Et bien tant pis ! Qu’y pouvons-nous ? Nous consentons quelquefois à des efforts démesurés pour honorer une promesse de présence, un rendez-vous. Il faut se lever très tôt, courir comme un fou, prendre des risques en se dépêchant. Nos inviteurs ne mesurent pas à quel point il nous est parfois difficile de leur faire plaisir, pour ne pas les vexer et garder un semblant de civilité.

« Tu viendras cette fois, au moins, j’espère ? ». Eh bien oui, va !

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