Déjeuner en paix
« J’abandonne sur une chaise le journal du matin. Les nouvelles sont mauvaises d’où qu’elles viennent… ».

À la radio non plus, les actus ne sont guère réjouissantes, ainsi qu’à la télé. Du côté de l’ordinateur et du smartphone, on a beau scroller ici et là, on tombe sans arrêt sur cette menace de guerre dont les médias font leurs choux gras. À force de les entendre, on finira par y croire… En tout cas, l’éventualité d’un conflit armé n’est plus un concept désincarné ; il est entré comme un loup dans le champ des possibles ! Carl von Klausewitz, un général prussien de la première moitié du 19e siècle, estimait que « la guerre n’est que la simple continuation de la politique par un autre moyen ». Autrement dit, elle constitue une option parmi d’autres au service du politique pour atteindre ses objectifs. Oups ! Nous y voilà !
De ce côté-là, nous étions bien tranquilles depuis 80 ans, persuadés que notre grand frère états-unien était à nos côtés et ferait fuir les méchants. Mais semble-t-il, l’oncle Sam en a ras la casquette de ces faiblards d’Européens, toujours à geindre sans trop s’impliquer dans leur défense militaire ! Furoncle Sam a décidé de nous houspiller, de nous sortir de notre nid douillet d’Occidentaux nantis qui s’enrichissent aux dépens du reste du monde sans mettre la main au fusil plus qu’il ne faut.
Le réveil est douloureux : fini de déjeuner en paix ! Les politiciens de l’Union européenne se voient contraints et forcés d’adhérer à la rhétorique impitoyable de von Klausewitz, d’adapter leur économie à cette menace grandissante, de détourner des flux d’argent vers le renforcement de leur défense militaire. Où vont-ils puiser leurs fameux 800 milliards € ? Un peu partout, sans doute : dans le budget consacré à la cohésion sociale, dans les montants attribués à la lutte contre le réchauffement climatique… Vont-ils sabrer dans les dépenses de la PAC ? Rien n’est impossible…
Ceci dit, la posture défensive adoptée par l’UE pourrait - devrait ! - inciter celle-ci à renforcer la souveraineté alimentaire de l’Europe, à protéger son agriculture nourricière. Si nos représentants politiques ont retenu les leçons du passé, ils ont – j’espère – gardé en mémoire les graves pénuries de nourriture subies par nos populations lors des deux guerres mondiales du 20e siècle. L’importance stratégique de l’agriculture est largement minimisée en temps de paix, mais dès que les canons grondent au loin, les gens se précipitent dans les magasins pour faire le plein en biens de première nécessité, en nourriture surtout, comme ils le firent lors de la pandémie de Covid-19.
Nos parents et grands-parents nous ont parlé en long et en large de 14-18 et 40-45 : des restrictions, du marché noir, des destructions, des massacres, de la famine dans les villes et des misérables mendiantes venues de Liège… Les campagnes ne connaissaient pas la faim, car l’agriculture de nos aïeux était bien plus résiliente que la nôtre, puisqu’elle ne dépendait pas de tous ces intrants venus de l’extérieur : mazout diesel, engrais, produits phytos, soja et protéagineux, médicaments… Sans compter l’électricité et le réseau Internet !
Il suffirait à Poutine, ou un autre fêlé, de bombarder nos réseaux électriques comme en Ukraine, pour paralyser par exemple le secteur laitier, lequel n’aurait d’autre choix que d’utiliser des groupes électrogènes. Y en aura-t-il pour tout le monde ? En 1940, la plupart des fermiers trayaient encore à la main. Ils écrémaient en tournant la manivelle, et faisaient refroidir la crème dans des bidons plongés dans l’eau courante d’un ruisseau. Impensable aujourd’hui !
Les chevaux roulaient à l’avoine et aux herbes, et les fermiers suivaient en marchant. Ils n’avaient point de GPS, ni d’écrans tactiles ; pas besoin de quantités affolantes de carburant pour le fonctionnement de leurs attelages. Le monde pouvait s’écrouler autour d’eux : si leur ferme n’était pas touchée, elle demeurait opérationnelle ! Tandis qu’aujourd’hui, tout est interconnecté et peut s’aplatir en quelques heures comme un jeu de dominos.
Notre agriculture est très performante et très fragile comme nos animaux d’élite, hyperproductifs mais tellement dépendants de techniques de pointe vulnérables face aux agressions militaires. Bref, on est mal barrés, si demain des gugusses de l’Est ou de l’Ouest déclenchent une guerre militaire, économique ou informatique…
Faut-il s’inquiéter outre mesure ? Certainement pas ! Il faut garder la tête froide dans un monde qui a perdu la sienne, croire dur comme fer au meilleur mais envisager le pire. Et dans ce dernier cas de figure, les grandes exploitations agricoles industrielles sont des géantes aux pieds d’argile, trop dépendantes d’intrants extérieurs et de technologies exposées en première ligne. Nos si intelligents, et si prévoyants responsables politiques feraient bien d’y réfléchir, s’ils désirent continuer à nourrir le peuple.
« Est-ce que tout va si mal ? Est-ce que rien ne va bien ? L’homme est un animal ! » Plus rien de nous surprend, sur la nature humaine. À vrai dire, l’humanité a-t-elle jamais déjeuné en paix ?