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Petit prince, revenez mardi

Il y a trois ans, un homme m’a dit un jour que « les agriculteurs, qu’il fasse beau ou mauvais, n’arrêtaient pas de se plaindre   ». Cette remarque m’avait marquée tant son jugement je le trouvais dur. Peut-être même qu’il n’est pas le seul à le penser ? Trois ans que j’ai cette remarque en tête et trois mois que j’ai envie de lui répondre. Ça fait long, me direz-vous, il y a prescription ! Ce n’est pas grave, laissez-moi vous raconter une histoire.

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« À l’arrêt, c’est un ordre et interdiction stricte de sortie à l’extérieur. Quel est votre métier Madame ? ». Le médecin, très confiant de son autorité et de sa décision médicale, se décompose à l’instant même où on lui annonce « Agricultrice ». « Ah…  ».

Ben oui, « ah ». Que faire dans ces cas-là ? S’arrêter ? « C’est qui, qui ira traire mes vaches ? Faire naître les veaux ? Soigner les moutons ? Transformer le lait ?…   ».

Ah chère petite maladie, quand tu nous as, tu nous as à cœur, à poumons ou à dos. Tu nous mets un genou à terre, mais nous agriculteurs, il en faut plus pour nous clouer au lit. En janvier tu nous guettes, puis février tu sors alors ton arme secrète : influenza ! Tu sais que ce n’est qu’une question de temps car on travaille jour et nuit, nuit et jour.

Du lundi au dimanche. Du dimanche au lundi. Dans le froid et l’humidité, depuis les mois d’été. Alors usés quand l’arrêt est déclaré, encore faut-il y arriver. La famille, quand elle est là, les amis pour qui la ferme est leur dada et le service de remplacement qui ne nous lâche pas.

Trêve de poésie, on desserre peu à peu les rênes, le contrôle est moindre mais on fait quand même acte de présence, l’esprit encore dans le coton à cause des produits dans les veines.

Enfin, le printemps arrive et on respire… ou presque. Du coton à la réalité, on se retrouve face à un second combat. Si l’agriculteur a eu la chance que les travaux journaliers aient été assurés, restent les petits défis qui cassent la routine d’une journée. Pour certains ce sont des grains de sable tandis que pour d’autres, le sel rendant le métier stimulant tel un exhausteur de goût.

Ces mêmes petits défis, s’ils ne sont pas pris à temps, se transforment alors un marais salant et c’est la grimace. Une surproduction mal écoulée, des dates de consommation écourtées, un suivi moins rigoureux de la santé des animaux qui présentent les premiers petits maux… En découlera forcément une production moindre et des consommateurs lassés. Des failles, des failles, des failles. Nul doute, on est dans un labyrinthe avec le Minotaure aux fesses !

Ah la la… Mais quelle ambiance anxiogène me direz-vous ! Oui, honnêtement, moi-même agricultrice, je suis à deux clics de compléter mon profil LinkedIn « Experte en gestion de crise sanitaire, alimentaire et économique ! ». Il se pourrait que l’algorithme s’emballe et propose mon profil aux hautes sphères diplomatiques pour négocier le prix des œufs envoyés en Outre-Atlantique ! Ah si seulement on nous avait dit qu’une guerre se résoudrait avec un œuf, mais je vous en donne moi des œufs ! Ce sera formidable.

Vous l’aurez compris, l’année agricole ne se résume pas aux journées portes ouvertes sous une légère et douce brise chaude d’un mois de juin, avec en prime – allez cadeau – une petite odeur de barbecue. Ou encore à l’ambiance festive de la foire agricole de Libramont, « mais qu’ça rit bin ici   » !

Les campagnes de communication positives sur la production locale se multiplient et c’est tant mieux. On dit même que l’agriculture est le plus beau des métiers, mais comme toute médaille, il y a un revers. Il y a des jours plus difficiles que d’autres, parfois même des semaines entières qui se succèdent dans la douleur. Les causes sont multiples et l’agriculteur doit sans cesse réaliser un travail d’équilibriste, gérant une multitude d’aspects de son métier.

L’agriculteur ne se plaint pas de ses animaux avec qui, au contraire, il est si bien dans son étable recouverte d’un paillage doré. La difficulté, elle est dehors. Il arrive des jours où on ose à peine sortir un pied parce qu’on sait que derrière les portes, il y a déjà une file d’attente. La banque, la cliente et le petit consommateur.

« Lundi matin, la banque, la cliente et le petit consommateur sont venus chez moi pour me serrer la pince. Mais comme je n’étais pas là, le petit consommateur a dit, puisque c’est ainsi, je ne reviendrai plus mardi   ».

Cher consommateur, cher petit prince, si les produits locaux ne sont pas au rendez-vous de vos exigences, c’est que la ferme traverse une zone de turbulence.

L’agriculteur travaille avec du vivant et il est parfois malheureux de devoir rappeler qu’il est lui-même un être vivant. Impossible pour lui de reconfigurer les dates de gestation, modifier le climat à la façon du « The Truman Show » pour que les tomates rugissent, de transformer l’eau en lait pour enfin pouvoir produire du fromage ou encore de demander aux poules de serrer momentanément leur périnée de toutes leurs forces pour cesser de pondre.

Si vous faites le choix de soutenir l’agriculture belge, les produits locaux, alors il est impossible de venir avec les mêmes exigences attendues que pour un produit sortit d’usine. Celui de l’agriculteur du coin sera authentique, artisanal et unique, qu’il soit produit dans des conditions idéales ou difficiles.

C’est l’histoire, celle que je voulais vous raconter au tout début de la chronique. On s’en fout d’Influenza. L’important, c’est que vos fromages préférés, vos viandes locales et légumes du maraîcher soient chargés d’une histoire de vie.

Petit Prince, revenez mardi.

Valérie Neysen

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