Saisons au soleil
«Adieu l’Émile, je t’aimais bien. C’est dur de mourir au printemps, tu sais!», chantait Jacques Brel. On décède en toutes saisons, mais rien n’est plus pénible que de «prendre le train du Bon Dieu» au moment même où l’hiver bat en retraite, au milieu des chants des oiseaux, quand les fleurs éclosent par millions dans les prairies et les jardins. La vie est une maladie dangereuse… La preuve: on finira tous par en mourir! Le plus tard est le mieux, mais hélas, on meurt à tout âge: à nonante ans, telle cette honorable vieille dame endormie pour l’éternité dans son lit; à trente ans, tel ce courageux jeune fermier écrasé sous sa remorque-bétaillère en réparation.

Pour l’une, la mort a ménagé une dernière étape toute en douceur, au terme d’une existence consacrée à l’agriculture, vouée à sa famille ; un ultime palier franchi en paix et dans l’affection de sa nombreuse descendance. Pour l’autre, dans un éclair, les ciseaux du Destin ont tranché le fil de sa vie. C’est dur de mourir au printemps, de laisser derrière lui un vide impossible à combler : une épouse et leur enfant à naître, des proches absolument sidérés, révoltés par ce coup du sort impitoyable. La vieille dame et le jeune homme ont connu tous deux des saisons au soleil, d’autres sous les nuées. Ils ont profité des belles choses de la vie et souffert de tous ces petits et grands maux qui jalonnent le parcours d’une existence. Tout ça, pour ça…
Lors du décès d’un proche ou d’une connaissance, le Destin appuye sur « pause » dans nos pensées, le temps de faire le point, de se rappeler, de réfléchir sur le sens de notre présence ici-bas. Puis, plus ou moins rapidement, la vie nous agrippe à nouveau et nous oblige à avancer, à reprendre le collier de nos bonnes et mauvaises habitudes. Mais il reste toujours une cicatrice, infime ou bien marquée ; certains restent infirmes et ne se remettent jamais de la perte d’un être cher. Comme le temps va et vient, on y pense de moins en moins, malgré ses blessures, à force de connaître des deuils, de voir la marche du monde et les effroyables massacres consciencieusement documentés à la télé.
On meurt en n’importe quelle saison, à tout âge, et de toutes les façons. Maladies, cancers, accidents… On se rend compte de la chance d’être en bonne santé, quand on apprend les maux dont souffrent des connaissances, des gens qu’on aime : diabète, maladies cardiaques et respiratoires, leucémie…, carcinomes, lymphomes et autre cancer du pancréas, lequel vous emporte le plus costaud en quelques mois. Les accidents surtout frappent notre imagination. Ils nous appellent à la prudence, à la réflexion avant de prendre la route, d’entamer une activité. L’agriculture est un métier particulièrement dangereux : elle paye chaque année un lourd tribut à la Dame en Noir ; elle estropie et abîme des fermiers à vie.
Les accidents agricoles ont lieu le plus souvent lors des changements de saison : en octobre et novembre, en avril et mai. Le travail est urgent ; les journées sont trop courtes et à force d’habitude, des règles élémentaires de prudence sont négligées. On ne prend pas le temps de bien arrimer une charge, de placer des cales sous un tracteur, d’attacher un animal rétif. On a trop confiance en ses capacités physiques, à sa bonne étoile.
On veut passer en force ; on prend des risques inconsidérés pour gagner quelques minutes, car le temps presse. Et puis une sorte de sentiment d’invulnérabilité vous habite, le trop bien connu « ça n’arrive qu’aux autres, pas à moi ». De fait, neuf fois sur dix, nonante-neuf fois sur cent, on s’en sort sans dommage, jusqu’au jour où on se fait punir… Les fermiers, l’une ou l’autre fois au cours de leur carrière, se retrouvent pris au piège, d’avoir trop joué avec leur chance. On y laisse un doigt, un œil ; on se chope une hernie discale, une entorse, une luxation de l’épaule. On y laisse sa vie…
« Nul ne sait ni l’heure, ni le jour » (Mathieu 24 : 36). La mort rôde autour de nous, invisible et cruelle, mais heureusement, la plupart des gens l’oublient. Sinon, on ne vivrait plus. Le décès d’une connaissance, ou celui injuste d’une jeune personne, nous rappelle à quel point « nous ne faisons que passer, dans l’ombre et la lumière, sans prendre le temps de s’arrêter. Nous ne faisons que traverser, des océans, des déserts » (Gaëtan Roussel)
Les agriculteurs souffrent d’une implacable malédiction. La plupart d’entre nous ne vivent qu’à travers, et pour leur activité. Rien d’autre ne semble avoir d’importance à leurs yeux. C’est un métier de passion, d’addiction, de sacrifices à la déesse du travail à la ferme. Certains y laissent leur âme, y usent leur corps, y gaspillent les plus beaux moments de leur vie. Jusqu’au jour où, à trente ou nonante ans, la Grande Faucheuse vient les cueillir au milieu des fleurs, dans les chants des oiseaux, en pleine saison au soleil… « C’est [tellement]dur de mourir au printemps, tu sais. »