La terre promise
« Il me l’avait promis ! Je suis dégoûté. »

Un jeune agriculteur de trente ans fulmine : son oncle vient de cesser ses activités d’agriculteur, mais il a finalement « oublié » son neveu au moment de céder ses terres libérées. « Je lui proposais 300 €/ha, mais un autre fermier lui a tout de suite mis 400 €/ha sur la table ! Un copain avec qui j’ai bu des pintes au foot pas plus tard que la semaine dernière ; un mec qui vitupère contre ceux qui surenchérissent sur les montants des locations ! Quel culot ! Finalement, il n’aura rien non plus. Tonton met en vente ses plus belles parcelles -27.000 €/ha, départ des enchères –, et il aurait loué le reste à un Luxembourgeois, à 600 €/ha. »
La famille, les amis, la parole donnée, se diluent facilement dans un bain d’€uros, de toute évidence… Ces deux jeunes agriculteurs ne sont pas de taille à affronter une ferme-usine grand-ducale déterminée à rafler la mise. Ceci dit, eux-mêmes, ou leurs parents, ont en leur temps manœuvré de semblable manière, pour coiffer au poteau d’autres amateurs de parcelles convoitées. Ainsi va la vie, dans le petit monde des agriculteurs ! C’est trop souvent « chacun pour soi et Dieu pour tous » au moment de se porter candidat pour la reprise d’une terre ou d’une prairie. L’individualisme paysan n’est pas une légende, hélas…
Quelquefois pourtant, moins rarement qu’on ne le croit, le cédant ne mange pas sa parole et confie la terre promise au fermier de son choix, sans faillir à la parole donnée, même s’il ne s’agit pas de l’un de ses enfants. Le mieux est de ne rien promettre ; c’est ce que font la plupart des agriculteurs proches de la retraite. Un paysan madré qui se respecte n’annonce à personne le prochain arrêt de ses activités, ou alors reste vague dans ses réponses, si on lui demande quand il prendra sa pension. La discrétion constitue un autre trait de caractère bien présent dans la confrérie des gens de la terre : on ne se plaint pas ; on ne se vante pas ; on détourne la conversation lorsque les questions deviennent trop précises et intrusives.
Les jeunes agriculteurs n’y retrouvent pas leur compte, évidemment ! Ils ont faim de terres, bien qu’ils exploitent déjà des surfaces triples ou quadruples de celles de leurs parents. Les tracteurs et les machines agricoles d’aujourd’hui, les équipements d’étable et toute la mécanisation les autorisent à cultiver des centaines d’hectares, à vêler des centaines de vaches, à élever des milliers d’animaux. D’où cette faim de terre insatiable ! D’où cette fuite en avant. D’où cette concurrence entre agriculteurs pour accéder à la terre promise…
Les parcelles d’aujourd’hui sont trop belles, trop tentantes, après les remembrements agricoles orchestrés au cours des dernières décennies, lesquels ont profondément transformé les paysages et divisé les villages au profit d’une agriculture productiviste. En France, le nombre d’exploitations agricoles est passé de 7 millions en 1946 à 3,8 millions en 1962, à l’occasion de la première grande opération de remembrement dans l’Hexagone. En Bretagne, en 1961, l’effectif ouvrier de l’usine Citroën de Rennes était composé à 70 % de paysans sans ferme ! L’exode rural de la seconde moitié du 20e siècle a fourni à l’industrie une profusion d’excellente main-d’œuvre pour animer les Trente Glorieuses. Les petites unités agricoles ont été mangées par les plus grosses, les plus « performantes » ou plutôt les plus agressives. La paysannerie s’est autocannibalisée, et ça continue encore et encore.
Un vieil agriculteur m’a dit naguère en voyant partir les jeunes manifester : « Pas besoin de Mercosur ni de PAC, pas besoin de normes de productions trop sévères ni d’étranglement administratif : la guerre latente que se mènent entre eux les fermiers suffit déjà amplement à en éliminer une grande partie. ». Selon ce vieux paysan, les syndicats et tous ceux qui nous encadrent, ne privilégient pas la bonne cible. Notre secteur ferait mieux de commencer par balayer devant sa porte ; l’idéal voudrait qu’il se remette en question, imagine un système de partage équitable des surfaces agricoles utiles, pour que notre agriculture cultive et consomme local, éthique et durable.
Estimez-vous qu’il soit normal, écologique voire économique, d’aller cultiver à 25, 50, 100 kilomètres de chez soi ? Dans un pays voisin ? Est-il moralement acceptable, aux yeux du grand public, que les éleveurs européens refusent l’importation de viande sud-américaine, tandis qu’eux-mêmes nourrissent leurs animaux en grande partie avec du soja de là-bas, des céréales des pays de l’Est, du gluten-feed, des tourteaux de toutes sortes importés d’un peu partout dans le monde ? Les gens d’ici mangent sans le savoir des protéines issues de ces régions, qui n’ont fait que passer par l’estomac de nos vaches, cochons, volailles. Le Mercosur est déjà notre fournisseur attitré depuis des décennies. Tant qu’à faire, si l’on pousse jusqu’au bout la volonté de rejet, les « aigris-culteurs » d’ici ne devraient-ils pas arrêter de nourrir leurs animaux avec des aliments produits dans ces pays honnis ?
La « Terre Promise » du monde actuel se résume en un seul mot d’ordre : il faut faire du profit ! Produire, transformer, commercer, consommer : il n’y a que ça de vrai ! Et les agriculteurs marchent dans la combine. Je dirais même plus : ils se précipitent, ils courent, ils volent ! Et tant pis pour le copain qui voulait lui aussi la même parcelle ; tant pis pour le neveu ou le voisin si un très riche fermier lointain vient noyer vos derniers scrupules dans un tonneau rempli d’€uros. L’esprit est ardent, mais la chair est faible.
La paysannerie est quelque part maudite. « Ça fait dix mille ans qu’on les fait patienter. Ce sont tous des braves gens : la terre promise, ils l’ont bien méritée. »
La Terre Promise ne serait-elle qu’un mirage chimérique, une utopie fantasmée, un rêve dément ?