Zéro complexe
« Décomplexé » : le mot est à la mode ; il revient régulièrement pour qualifier tel ou tel comportement, telle ou telle personne. Les journalistes en ont plein la bouche : ils le dégainent à tous propos, et le bon peuple suit comme un troupeau de moutons. Même nos représentants agricoles s’y mettent, quand ils parlent d’» agriculture décomplexée ». À force, être « décomplexé » est devenu une qualité, un gage d’honnêteté intellectuelle, de franche conviction. Alors que bon…

Mais encore ? Être « décomplexé », c’est assumer les défauts que les autres vous prêtent, les revendiquer et s’en faire une armure, un bouclier. En France, le sautillant Nicolas Sarkozy a initié le mouvement lorsqu’il a fait de la « droite décomplexée » sa marque de fabrique, son étendard. Un parti wallon dit « réformateur » adhère de plus en plus à cette ligne de conduite, entraîné par son bouillant président, un gars décomplexé qui place ses pas dans la foulée de grands noms de la politique mondiale : Trump, Poutine, Orban, Meloni, Milei…
D’autres domaines sont touchés par la « grâce » de cette nouvelle manière d’aborder les grands tabous. Trop de gens se targuent d’être décomplexés, de s’affranchir des règles. C’est grisant de sortir des cadres, de briser les cordons sanitaires, de faire fi de la bienséance, du respect humain, un peu comme nos vaches quand elles défoncent une clôture pour aller manger dans la prairie d’en face, où l’herbe est toujours meilleure, c’est bien connu ! Les jeunes pratiquent une sexualité « décomplexée », une approche « décomplexée » du travail, une conception « décomplexée » de la famille, de l’éducation des enfants. Ils ne sont pas plus heureux que nous ne l’avons été, si ce n’est qu’ils se compliquent la vie.
C’est très curieux à observer, pour le meilleur et pour le pire. Essayer une autre approche, sortir des sentiers battus, n’est certes pas répréhensible. Mais passer outre certains principes élémentaires est davantage discutable, et pas toujours constructif… Plutôt destructeur. Le plus souhaitable est de placer le curseur au bon endroit, entre les deux extrêmes : du « full complexé » au « empty décomplexé ». Cette dernière option rencontre semble-t-il un grand succès en 2025 ! Il suffit de considérer le choix des urnes aux États-Unis, lors des élections présidentielles début novembre dernier. Le nouvel occupant de la Maison Blanche représente l’archétype du mec décomplexé jusqu’à la moelle.
Climato-sceptique, nationaliste, raciste, suprémaciste, magouilleur & Cie ! Des dizaines de millions de citoyens ont voté pour une personnalité décomplexée. Et les banques du monde entier ont applaudi ; et les banques européennes et belges se sont réjouies ! Elles investissent et spéculent sur la malhonnêteté et la brutalité néo-libérale proche de l’extrême-droite. Être décomplexé, c’est appliquer la loi de la jungle, la loi du plus fort. Et si vous n’êtes pas d’accord, on vous zigouille, on vous envahit, on dérégule votre société par des fake-news et des cyber-attaques.
Le monde d’aujourd’hui devient méconnaissable. En agriculture aussi, les comportements décomplexés se font jour. Un fermier me disait naguère qu’il ne faisait plus du tout attention au qu’en-dira-t-on. « On nous accuse de tous les maux : de pollution, de maltraitance animale, de destruction des éco-systèmes. Et bien tant pis, puisque personne ne veut reconnaître nos efforts, je n’en ferai plus. Je suivrai en gros les réglementations, mais pour le reste, basta ! ».
Les exploitations agricoles de taille modeste disparaissent les unes après les autres, avalées par ces agriculteurs parmi les plus décomplexés. Les fermes-usines grand-ducales luxembourgeoises donnent le mauvais exemple chez nous, dans notre Ardenne qui se croyait à l’abri des dérives industrielles effectives dans le Bon Pays. On laboure les prairies ; on se moque de la biodiversité ; on cultive chimiquement ; on élève à très grande échelle ; on investit à tous crins. Empruntez de l’argent était tabou chez nos aïeux ; avoir des dettes vous déshonorait ; ne pas respecter une parole donnée était une infamie. Ces valeurs -ces « complexes » d’autrefois- ont de moins en moins cours aujourd’hui…
Pour avancer, paraît-il, mieux vaut être « décomplexé », ne pas s’encombrer de son humanité, ne pas écouter ses sentiments profonds. Hannah Arendt parlait de « banalité du mal », quand le dialogue avec nos voix intérieures est rompu : ces voix dites « complexées » qui vous parlent de bon sens, de respect des autres et de l’environnement ; celles qui expriment vos émotions et vous engagent à écouter les autres, pour le bien de tous.
Le bien de tous, les décomplexés s’en fichent ! Ils agissent pour leur bien à eux, pour leur profit et celui de leur groupe. Leur idéologie s’assoit sur toute autre forme de considération. Le sort de leurs prochains les indiffère, car les valeurs d’amour et de charité ne sont que des « complexes » qui risquent de les freiner dans leur marche en avant, leur fuite vers l’abîme. Zéro complexe, zéro humanité, zéro avenir…