Le bio sur le billot?
J’ai commencé ce texte en juin 2024, figurez-vous, puis l’ai abandonné pour je ne sais quelle raison. Le fermier qui me l’avait inspiré m’a demandé des comptes ce Jeudi Saint : « È kwè ? Vo m’oû rouviè ? » (Et quoi ? Tu m’as oublié ?), après la messe à l’ombre de l’église, dans les allées du cimetière où dorment mes grands-parents paternels. Il m’a déversé sur la tête un tombereau de réflexions, qu’il désire voir écrites noir sur blanc dans Le Sillon Belge.
Agriculteur reconverti en bio depuis 2010, il est fort dépité par l’évolution de sa carrière, laquelle n’a jamais vraiment décollé dit-il, si ce n’est un peu lors des années Covid. Puis patatras ! La Russie a attaqué l’Ukraine en 2022, et depuis lors, rien ne va plus : le coût des intrants a explosé, et les prix à la ferme se sont ratatinés dans un scénario catastrophe inimaginable. Il n’est pas le seul : selon lui, la Province du Luxembourg connaît un grand désenchantement en agriculture biologique.
Pourquoi chez nous, alors qu’ailleurs elle semble avoir trouvé son allure de croisière ? Selon mon ami bio, notre région est très peu peuplée, loin des grands centres urbains où les aliments issus de l’agriculture biologique sont mieux valorisés et vendus. De plus, un grand nombre de nouveaux « bio » ont voulu garder une spéculation « bovins viandeux », dans nos régions à herbages obligés. Un créneau trop encombré, dit-il.
Il m’a raconté son parcours. Éleveur laitier, il s’est installé début des années 2000. Il était jeune, voulait bien faire, avait la tête farcie de théories matraquées dans les écoles de Ciney et Gembloux. Plein feu sur le lait ! Il s’est lourdement endetté en bâtiments et matériel de traite, en génétique laitière, en engins agricoles et infrastructures de stockage. Son affaire n’a jamais été rentable, et les « brillants » conseillers qui l’avaient guidé vers cette chausse-trappe se sont très vite désintéressés de lui.
En 2009, il était à bout, criblé de dettes et acculé dans ses choix, maudissant son entêtement et sa mauvaise étoile. Le 14 septembre de cette année-là, il est allé déverser du lait avec d’autres dans un champ à Vitrival, où il a rencontré des agriculteurs bios. Avant, il en rigolait un peu, y voyant une forme de fainéantise, ou d’avarice, chez ces fermiers qui n’épandaient plus ni engrais ni produits phytosanitaires, à des années-lumière de l’enseignement qu’il avait reçu dans les écoles agricoles. En réalité, a-t-il constaté, c’était tout l’inverse, bien pensé, et l’idée de changer son fusil d’épaule l’a séduit.
De fait, il s’agissait bien là d’un fusil, me dit-il : une arme dangereuse avec laquelle il faut être prudent, et qui risque à tout moment de se retourner contre vous ! Il a donc entamé sa reconversion, rencontré d’autres « conseillers » plus ou moins avisés, visité des exploitations, assisté à des réunions d’information, à des stages de formation.
Il s’est rendu compte qu’il existe plusieurs types d’approche chez les agriculteurs bios. Leurs motivations diffèrent, elles aussi. Certains sont des idéalistes : ils mènent une sorte de croisade contre la malbouffe et l’agriculture industrielle – Tuez les tous, dieu reconnaîtra les siens !-. Une autre frange est davantage pragmatique : elle a bien compris le potentiel du concept et s’applique à coller à la demande commerciale. D’autres semblent de véritables opportunistes, alléchés par l’odeur des aides Pac. Certains, comme lui, ont vu dans l’agriculture biologique une bouée de secours, une porte de sortie pour s’échapper d’un système intensif qui les avait réduits en esclavage.
Esclave des normes, enchaîné à ses emprunts, fouetté par une société qui dénigrait ses semblables, mon ami a voulu se racheter une dignité en se convertissant au bio. Mais, passé les premiers mois d’euphorie, il a bien dû déchanter, car l’agriculture biologique est tout, sauf simple et accessible au commun des fermiers. Il s’en est très vite rendu compte, avec des moments de bonheur, et d’autres pourris de doutes et de remises en question. Mais il n’a pas lâché l’affaire, et cahin-caha s’est débrouillé cyniquement, sans poésie, ayant perdu ses dernières illusions dans un monde où performances et profits sont les motivations suprêmes des acteurs de la filière agroalimentaire.
L’innocence de ses débuts n’est plus qu’un lointain souvenir, et le jeune homme naïf qu’il était en sortant de Gembloux, ne reconnaîtrait pas l’homme dur et désabusé d’aujourd’hui. Ses dernières illusions l’ont quitté, car où qu’il tourne la tête, son regard se fracasse contre un mur. Le monde s’est globalisé, mondialisé, standardisé. À l’image des agriculteurs et du monde en général, les consommateurs ont perdu leur « biodiversité » au sein de l’écosystème capitaliste. Tout le monde pense « resto », « voyages », « vacances », « loisirs », « bien-être »… : troupeau de moutons pathétiques bêlant à l’unisson.
La nourriture est devenue une variable d’ajustement dans les dépenses des ménages. On lui consacre un minimum d’argent, tout en exigeant un maximum de qualités. Les produits « bio » ont perdu leur attrait ; leur aura a pâli et pâti des campagnes publicitaires menées par le grand commerce alimentaire. En 2025, même les gens financièrement à l’aise achètent des produits blancs de manière décomplexée. Dans les parkings des temples du hard-discount, se garent aussi maintenant de grosses berlines de marques allemandes, des voitures électriques à 100.000 €…
L’avenir n’est guère peint en rose bio ! Seuls les petits transformateurs et les commerces à la ferme tirent mieux leur épingle du jeu, au prix d’efforts financiers et humains parfois déraisonnables. Ceux-là sont très méritants, et détiennent sans doute une des clés de survie de l’agriculture biologique. Mais mon ami fermier n’est pas désireux de franchir ce dernier pas, cette ultime enjambée à accomplir à la suite de toutes les autres, cette solution à laquelle il peine à croire, tant il est fatigué et persuadé que le bio a posé lui-même sa tête sur le billot…