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Autopsie d’une ferme

Il suffit de 8 secondes pour qu’un amphithéâtre de 4.000 places soit à guichets fermés lorsque Philippe Boxho, le plus célèbre des médecins légistes, annonce une conférence. Autant de personnes avides de l’écouter religieusement. J’imagine bien les réactions métaboliques du public : pupilles dilatées et dispnées lors des détails les plus visqueux de ses autopsies. À la sortie, un auditoire rassasié d’avoir pu voir jusqu’où l’espèce humaine est capable d’aller lorsqu’elle est en difficulté.

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Je vous avoue que j’aimerais bien pouvoir vous tenir autant en haleine que le Dr. Boxho, mais c’est peine perdue car je n’ai nul squelette dans mon placard. Qu’à cela ne tienne, allons jusqu’au bout de cette exploration dans laquelle j’aimerais m’aventurer en m’inspirant du métier de médecin légiste. En autopsiant une personne décédée, le légiste parvient en effet à analyser certains aspects de sa vie et surtout, des causes qui ont amené sa mort. Certains s’étonnent encore qu’avant de toucher un épiderme vivant, c’est d’abord sur des personnes décédées qui ont donné leur corps à la science que des futurs médecins apprennent à soigner les vivants. On va faire de même, avant de se lancer dans le métier d’agriculteur, pratiquons l’autopsie d’une exploitation agricole pour prévenir certains doux rêveurs comme le dit si bien l’un de mes amis, du danger de sombrer.

Alors qu’en ce jour pascal les cloches de mon village sonnent le rappel des villageois à la prière, c’est aussi à cette période qu’arrive le moment charnière d’une année académique pour bon nombre d’étudiants : les prémices d’un bilan à faire et de choisir. Le prochain carrefour est celui du choix des spécialisations qui approche à grand pas ou même de se lancer dans le métier. Vétérinaire de formation, pourquoi pas élever et soigner ses propres bêtes ? Bioingénieur, mais après, agriculteur ? Le métier est tellement complexe qu’être ingénieur ne serait en effet pas de trop.

Il arrive également assez souvent que ces questions arrivent sur le tard, lorsqu’une certaine alchimie apparaît chez des personnes en quête. En quête de quoi ? D’une vie romantique et bucolique à souhait pardi ! D’un jour à l’autre, ces personnes opèrent une reconversion professionnelle. C’est souvent au printemps que les projets fusent, tels des pissenlits qui pigmentent nos praires de points jaunes. Il suffit ensuite d’une rafale de vent pour que les idées partent soit ailleurs, soit elles se concrétisent à la racine où elles sont nées.

Nous voici déjà à la première étape de l’existence-même d’une ferme. La détermination. Avoir un mental d’acier est indispensable pour mener à bien l’exploitation d’une ferme car des coups durs, il y en a chaque année. Que ce soient la sécheresse, les épidémies ou autres catastrophes, la ferme est une entreprise qui parfois ressemble à un radeau voguant sur la mer, de temps à autre perturbé par une importante houle. Cette dernière peut, par manque de vigilance du capitaine, le faire voler en éclat. Il faut tenir bon et surtout, arriver à trouver le bon cap, trouver des eaux plus calmes qui permettront à la ferme de poursuivre son existence. L’agriculteur est donc un capitaine stratège, doté d’une résistance forte et capable de résilience.

Partons du principe que la personne est installée. Bravo, la première étape est réussie. Elle est à présent agriculteur ou agricultrice ! Quelle fierté de produire soi-même ses légumes, son fromage, sa viande. La peau est hâlée, dorée par le soleil de l’été. Les jambes et bras galbés, gonflés par des muscles sursollicités. Et enfin, des joues et un ventre généreux, puisqu’elle consomme ses propres produits de qualité. C’est très bien tout ça, mais même si le bonheur a d’infinies vertus sur le corps, l’amour et l’eau fraîche ne suffisent pas à rembourser les crédits. Voici la deuxième clé de la réussite d’une exploitation agricole : sa sécurité financière. Les nouvelles spéculations de la ferme rencontrent-elles une demande réelle sur le marché ? Ou pour d’autres, les spéculations existantes de la ferme reprise, suffisent-elles à mettre l’agriculteur en sécurité ? La diversification, y avez-vous pensé ?

Ce point est essentiel car en cas de pépin à la ferme, les dommages ne se chiffrent jamais en une centaine d’euros. La notion de l’argent change, les ennuis également. Le moindre aléa prend facilement l’allure d’un tourbillon financier, celui de la baignoire lorsqu’on fait partir l’eau du bain. « Ben c’est qu’il s’agirait de vite retrouver le bouchon de la baignoire  !  » me direz-vous. Vous voyez ? Le mental…

Les exploitations agricoles d’aujourd’hui ne ressemblent en rien à celles de nos papis et mémés. Jadis, chaque famille était autosuffisante avec ses six vaches, cinq poules, quatre lapins et trois cochons. Le fumier reposait à côté de la porte d’entrée avant d’être remis au pré. Les fruits des pommiers et pruniers du fond du jardin apportaient de la douceur en hiver, mis dans des conserves Weck artisanales. Mais ce temps-là, comment vous dire ? Il est bel et bien terminé même s’il était plus efficace comme modèle de survie que le « kit de survie », un sac à dos pour tenir trois petits jours, mentionné par le gouvernement récemment. Aujourd’hui, la ferme est réellement considérée comme une entreprise à part entière.

Vous êtes littéralement PDG, Président-Directeur-Général (félicitations pour la promotion pour ceux qui n’en avaient pas encore conscience), avec un cadre législatif belge et européen, des normes et contrôles stricts et une comptabilité de gestion obligatoire les premières années. Certains aspiraient à un quotidien exempt de soucis, mais nous arrivons au troisième élément de notre autopsie. Une ferme doit être gérée à la façon d’un chef d’entreprise et non d’un doux rêveur.

Le métier d’agriculteur retrouve depuis quelques années ses lettres de noblesse, il inspire admiration et respect. Parce que choisir de se lancer dans l’agriculture est un choix qui implique tant de responsabilités, il est important de se poser toutes ces questions car qui il en va de sa propre santé, celle des animaux et de l’environnement. Sans rêves, nous n’allons nulle part. Ils sont l’étincelle de tout début d’histoire. Néanmoins, le moteur d’une ferme, c’est l’agriculteur lui-même. En êtes-vous capable ? Réétudiez la question et relisez « Autopsie d’une ferme ».

Valérie Neysen

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Voix de la terre Il y a trois ans, un homme m’a dit un jour que « les agriculteurs, qu’il fasse beau ou mauvais, n’arrêtaient pas de se plaindre   ». Cette remarque m’avait marquée tant son jugement je le trouvais dur. Peut-être même qu’il n’est pas le seul à le penser ? Trois ans que j’ai cette remarque en tête et trois mois que j’ai envie de lui répondre. Ça fait long, me direz-vous, il y a prescription ! Ce n’est pas grave, laissez-moi vous raconter une histoire.
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